Libération · 07 Novembre 2014 · TRISTAN

Libération · 07 Novembre 2014 · TRISTAN
Une version de Tristan qui se promène à la fois dans la légende, la mémoire des spectacles du metteur en scène et le monde d'aujourd'hui
Presse nationale
Avant-papier
René Solis
07 Nov 2014
Libération
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LIBÉ́RATION

07 Novembre 2014 · RENÉ SOLIS

Alors qu'il entame sa dernière année à la tête du Centre dramatique national de Lorient, Éric Vigner évoque sa nouvelle création, inspirée de Claudel et Duras:

«Tristan est à la fois dans la quête et dans la fuite»

Quand il est arrivé à Lorient en 1996 pour diriger ce qui n'était pas encore le Centre dramatique national, Éric Vigner ne pensait pas être encore là près de vingt ans plus tard. Entre-temps, la ville a construit un grand théâtre - dont le Centre dramatique est aujourd"hui le gestionnaire - et le nombre de spectateurs a été multiplié par dix : de 5000 à 50000 par an.
Breton, issu d"un milieu populaire, diplômé d"arts plastiques, Vigner est passé par le Conservatoire national d"art dramatique et a exploré aussi bien le répertoire classique - Corneille, Hugo, Shakespeare ­ que des textes contemporains, notamment Duras, son auteure fétiche. Il doit présenter en décembre, au musée d'Art moderne de la Ville de Paris, une lecture-performance consacrée à Matisse. Et il met actuellement en scène sa pièce Tristan au Théâtre de Lorient.

Pourquoi Tristan?

C'est un mythe familier à tous les jeunes Bretons, une histoire qui reste très forte dans la culture populaire. C'est également un mythe qui a des origines très anciennes et qui a irrigué toute la littérature à travers les siècles. J'en ai beaucoup parlé, notamment avec l'écrivain Frédéric Boyer, qui vient d'écrire sa propre version de Tristan.

Vous auriez pu l'utiliser?

Oui, mais c'est un texte qui est tout à fait dans sa ligne à lui, très personnel, et, pour cette fois, j'ai eu envie d'écrire moi-même, comme une traversée intime de tout ce que j'ai pu faire depuis longtemps. Écrire la totalité du spectacle, pas seulement m'occuper de la scénographie et des costumes.

C'est aussi le premier volet d'un projet en trois chapitres...

Oui, trois variations sur Tristan. Celle-ci, donc, et puis sa réécriture par Claudel dans Partage de midi, et enfin le Vice-Consul, de Duras, qui en est la version au royaume des morts, une cérémonie ectoplasmique avec des fantômes, dans une Inde qui n'existe pas.

Claudel et Duras, ce sont vos deux figures tutélaires?

Ils m'ont toujours nourri, depuis que j'ai 17 ans. Claudel, Je l'ai travaillé à la fois pour l'entrée et pour la sortie du Conservatoire. Et ensuite, il y a eu la rencontre avec Marguerite Duras.

Presque un couple parental...

Oui, comme l'ange de la fin des temps, avec un pied dans la mer - ce serait Duras - et un autre sur terre, et ça, c'est plutôt Claudel...

Que vouliez-vous raconter?

L'histoire d"un jeune Breton comme moi, saisi sans raison par la passion du théâtre. Tristan est à la fois dans la quête et dans la fuite. De plus, c'est quelqu'un qui a un secret mais reste silencieux. Ce qui m"intéresse également, c'est l'atavisme lié à la naissance. Il est baptisé Tristan parce que sa venue au monde est triste, elle coïncide avec la mort de sa mère. Ma naissance n'était pas triste, mais je crois que ma mère avait très peur, elle avait perdu un enfant juste avant moi. Cela m'a peut-être donné une énergie supplémentaire. Mais ce n'est pas tout. Il y a aussi le triangle tragique, le trio amoureux Tristan-Iseult-Marc, qui a servi de matrice à beaucoup d'écrivains. Et qu'on retrouve dans des textes que j'ai montés, jusque dans Marion De Lorme, de Hugo.

Votre version de Tristan va et vient entre la légende et le monde d'aujourd"hui...

Oui, je fais le grand écart, jusqu'au héros contemporain. Je crois qu'après l'Holocauste et Hiroshima, nous sommes arrivés au siècle du retour à l'état sauvage, à la barbarie initiale. Pour un jeune de 20 ans, je crois que la perception du monde est effrayante. Le Tristan d'aujourd'hui regarde le monde avec une conscience froide.
J'ai le sentiment que si une jeune fille se suicide, de nos jours, elle ne le fera pas comme il y a vingt ans, mais de façon plus consciente, plus sacrificielle. Cela n'incite pas à l'optimisme. Les figures héroïques actuelles - comme le petit homme seul face aux chars de la place Tiananmen - sont admirables mais fatiguées. Tristan ne sait pas si cela vaut encore la peine de se battre, et c'est pour cela qu'il passe le relais à Marc, qui a, lui, une autre perception du monde, qui est prêt à aller vers une galaxie inconnue, qui est conscient que la perception du réel est en train de changer radicalement.

Vous devez quitter Lorient à la fin de l'année prochaine. Quel bilan tirez­vous de ces vingt ans?

Au départ, jene pensais pas rester, et j'ai été happé par la ville, par son côté déshérité, abandonné de Dieu et des hommes. Je crois que le théâtre a contribué à donner une colonne vertébrale à la ville. C'est une maison que nous avons construite avec une grande liberté et sans jamais céder sur l'exigence du projet initial : faire venir ici de jeunes créateurs contemporains, partager l'outil avec eux, faire du Centre dramatique une maison d"artistes, ne pas se retrancher dans un château fort.
Olivier Cadiot, Eric Ruf, Daniel Jeanneteau, Arthur Nauzyciel, Christophe Honoré, plus récemment Chloé Dabert : beaucoup d"aventures ont débuté ici. Et il y a eu aussi l'Académie internationale pour des jeunes acteurs venus du monde entier, et l'ouverture vers l'extérieur : Koltès à Atlanta, Duras en Inde, c'était aussi une façon de renouer avec l'histoire de Lorient, de développer le commerce artistique et intellectuel avec l'ailleurs. Tout ça avec des moyens limités et une quinzaine de permanents seulement.

Vous vous imaginez ailleurs?

Oui, bien sûr. J'aimerais seulement, en partant, être sûr que l'outil ne sera pas cassé. Je ne suis pas fatigué et j'ai envie de transmettre. Je me sens plus proche de Marc que de Tristan.

De l'histoire touffue de Tristan et Iseult - jusqu'à la ronce finale qui relie les tombes des deux amants -, Éric Vigner ne prétend pas restituer tous les épisodes. Son Tristan se promène à la fois dans la légende et dans la mémoire des spectacles du metteur en scène : la robe de la reine vient de Marion De Lorme, le plancher avait servi dans Orlando et les rideaux de bambou étaient de la Bête dans la jungle. Inspirée et inégale, la pièce tient le pari du mélange des genres, des époques et des références, avec ses philtres d"amour conservés dans des thermos, sa grande épée, son écran télé qui descend des cintres et son héros silencieux : «Les héros et les héroïnes reviennent pour redire leurs petites histoires/Mais ils sont de plus en plus fatigués/De moins de moins dessinés/Ils sont effacés/Ils ont tendance à disparaître/Après avoir beaucoup parlé/Beaucoup agi.»