Télérama · 29 Juin 1996 · TRAFICS D'ART

Télérama · 29 Juin 1996 · TRAFICS D'ART
Cinq nuits de juin durant, on y aura bousculé les idées reçues.
Presse nationale
Critique
Fabienne Pascaud
29 Juin 1996
Télérama
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Télérama

29 Juin 1996 · Fabienne Pascaud

Nantes sur le pont

Sous la gigantesque et lumineuse verrière 1900, une foule bigarrée de designers, stylistes, modistes et artisans d'art de tout poil vend, sur un immense plateau, ses meubles, ses robes, ses slips, ses lampes, ses bijoux et ses chapeaux. Plutôt chic, mode et cher. Mais pas question de faire croire ici qu'on fait du beau avec rien, qu'on peut brader les créations à n'importe quel prix. Elles valent ce que coûte le désir de chacun. Et ceux qui préféreraient parler ou boire peuvent toujours aller s'attabler aux bars rigolos qui jouxtent les boutiques de ce drôle de bazar. Ou alors monter manger des tapas et des salades au premier étage, sur ces grandes tables rondes conviviales, sous ces impressionnants ventilateurs blancs, dans cette moite ambiance de film sud-américain... De toute façon, de longues filles minces en short sexy, maquillées, pailletées et coiffées fluo, donnent en souriant d'aguichants conseils. Veut-on prendre cet escalier de fer et aller voir, en sous-sol ou sous les combles, un petit quart d'heure de théâtre, de danse, de musique, pour trente francs seulement ? Et même moins : si le public boude ces mini-spectacles, on baissera le droit d'entrée, vous savez... Pour qu'ils valent, une fois de plus, ce que chacun est prêt à y mettre. Le prix de son désir...

Sacrilège ! Dans le vieil entrepôt nantais des usines LU, objets d'artisanat et créations artistiques subiraient la même loi du marché ! Fini le privilège de l'artiste enfermé dans sa tour d'ivoire, recevant sa subvention et ne se posant plus la moindre question sur l'intérêt social, économique et politique de son œuvre. Ici, dans le nouvel empire de Jean Blaise, insolent fondateur des Allumées de Nantes, voilà donc notre sacro-saint créateur contraint de prendre en compte les envies des spectateurs et de regarder vivre les autres autour de lui... Certains crieront au scandale. Par quelle dangereuse démagogie se pique-t-on de demander à un artiste de plaire au public ? Comment ose-t-on cantonner son projet esthétique dans les limites étroites d'un simple quart d'heure et avec moyens financiers limités ? De quel droit condamner le spectacle vivant à ces marchandages, à ces trafics ? Serait-ce parce qu'il y a de moins en moins d'argent à distribuer au ministère de la Culture, et qu'il va bien falloir apprendre à se débrouiller ? À quoi servirait en effet de se révolter en ces temps de crise où les enjeux artistiques ne sont plus la priorité de la communauté... Telles sont les questions dérangeantes que jette au visage Jean Blaise, via son marché-théâtre des usines LU. Cet allumeur-manipulateur a l'habitude des défis. De 1990 à 1994, n'a-t-il pas marié sa sage ville de Nantes aux ports du monde les plus excentriques ? Seul Fidel Castro a refusé de donner Cuba en noce. Les Allumées se sont éteintes en 1995. Alors vive Trafics !, puisque tel est le nom de son dernier festival-folie...

Cinq nuits de juin durant, on y aura bousculé les idées reçues, cherché à rapprocher l'art de la vie, et les artistes des artisans, des marchands, des badauds et... des autres artistes, leurs confrères, dont ils pouvaient aller regarder les quarts d'heure de spectacle. Vous savez, ces quarts d'heure qui seraient mis, justement, en concurrence avec les leurs... Loin de s'offusquer de ces pratiques teintées de libéralisme, lesdits artistes avaient l'air contents. Excités comme des gosses de se frotter à une réalité dont ils n'avaient plus l'habitude, excités de se rencontrer entre eux, et aussi, peut-être, de se livrer à de riches trafics d'influences esthétiques... Au sous-sol, dans un hallucinant décor de hammam, suintant de toutes les angoisses, de tous les cauchemars, la tribu de Serge Noyelle réinventait ce soir-là le purgatoire, déclamait de mystérieuses phrases codées. Des acteurs-passeurs aux allures d'esclaves égyptiens faisaient ensuite traverser à quelques spectateurs inquiets de grandes salles obscures peuplées de mannequins, d'oiseaux, jonchées de bouteilles vides, de corps nus, hantées par de méchants vieillards ricanants... Là-haut, sous les toits, un peu plus tard, Christiane Cohendy racontait, elle, d'insensés souvenirs de théâtre en dansant dans sa robe de tulle devant un grand écran... En quelques quarts d'heure, le spectateur-consommateur avait soudain retrouvé la fringale de spectacles, de bricolages merveilleux, d'intimité chaude et chaleureuse.