Le Monde · 14 Mars 2013 · GATES TO INDIA SONG

Le Monde · 14 Mars 2013 · GATES TO INDIA SONG
"Il est préférable de susciter des rencontres culturelles fondatrices avec les gens sur place plutôt que de débarquer avec son produit et ensuite de repartir."
Presse nationale
Critique
Frédéric Bobin
14 Mar 2013
Le Monde
Langue: Français
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Le Monde

13 Mars 2013 · Frédéric Bobin · New Dehli Correspondant

Marguerite Duras : retour à Calcutta

Quoi de plus naturel que de ramener l'imaginaire indien de Marguerite Duras en Inde même ? L'expérience n'avait pourtant jamais été tentée. Il revient à Éric Vigner, le directeur artistique du Théâtre de Lorient et "fou de Duras" (selon ses mots), d'avoir osé cette grande première. La pièce Gates to India Song, texte assemblé par le metteur en scène à partir d'India Song et de sa matrice, Le Vice-Consul - puis traduit en anglais -, a été présentée au public du sous-continent dans le cadre du festival Bonjour India, qui promeut des œuvres françaises. 

De Bombay à New Delhi en passant par Calcutta, la réception d'une Marguerite Duras finalement méconnue a oscillé entre la ferveur, l'intérêt poli et le désarroi résigné. En Inde, le nom de l'auteure française était jusqu'ici surtout associé à Hiroshima mon amour et demeurait très daté, référent lointain de la génération d'intellectuels indiens des "seventies". La voici remise au goût du jour.

La scène se déroule dans la résidence de l'ambassadeur de France à New Delhi. L'endroit s'impose puisque Duras avait campé son histoire dans une imaginaire résidence de l'ambassadeur de France - mais à Calcutta. Silhouette fine, vêtue d'une robe blanche, Nandita Das, figure connue du cinéma indépendant indien, s'avance à pas glissés sur le parquet du salon. Le décor est minimaliste : un piano, une horloge, une baie ouvrant sur les jardins...

Nandita Das interprète le rôle d'Anne-Marie Stretter, la femme de l'ambassadeur. Son jeu se démarque quelque peu du modèle de Duras. Elle est moins hiératique, plus diaphane, que la Anne-Marie Stretter originelle, mais le public la dévore des yeux. En face d'elle, Suhaas Ahuja a endossé le smoking de coton blanc du vice-consul de France à Lahore, Jean-Marc de H, diplomate en disgrâce (il tirait au revolver sur des lépreux dans les jardins de Shalimar) attendant une prochaine mutation. Lui aussi se décale légèrement du modèle : il apparaît plus imposant, moins brisé. Mais sa performance est saluée.

Ce duel sentimental entre Nandita Das et Suhaas Ahuja sur fond de mousson alanguissant la colonie diplomatique tandis que résonne au loin le chant d'une mendiante laotienne : telle est la Duras "indienne" que les audiences locales ont découverte. À Calcutta en particulier, dans la cour de la maison de Tagore, l'effet Duras a pleinement joué. "Il s'est passé quelque chose de fort et de magique", se réjouit Éric Vigner. À Bombay, ville plus conformiste, les réactions ont été plus contrastées : une partie du public a ostensiblement décroché en cours de route.

Un pari risqué

Ce pari durassien en Inde était risqué pour au moins deux raisons. La première est que Duras n'avait jamais mis les pieds à Calcutta, ni même ailleurs en Inde. Le "cycle indien" de son œuvre - triptyque composé d'India Song, du Vice-Consul et du Ravissement de Lol V. Stein - relève du pur imaginaire, étranger à toute expérience physique. Si l'on excepte la mousson tyrannique, cet élément d'ambiance que Duras l'Indochinoise connaît bien et dont l'Inde partage l'épreuve, les seules "touches" locales sont des serviteurs à turban passant les coupes de champagne. Il était à craindre que ce huis clos de Blancs coloniaux pût embarrasser. Cela n'a apparemment pas été une difficulté.

L'autre défi était autrement plus sérieux. Le théâtre "lu, pas joué" de Duras a tout pour décontenancer un public indien éduqué dans la tradition britannique du "théâtre de caractères et de situations", note Éric Vigner. Nandita Das reconnaît elle-même qu'elle a peiné en abordant Duras. "Au début, je n'y comprenais rien", avoue l'interprète indienne d'Anne-Marie Stretter. "Il nous a fallu un certain temps pour comprendre que Duras nous offrait un théâtre différent, un théâtre où le texte compte plus que la performance des acteurs", poursuit-elle, heureuse a posteriori d'avoir fait l'effort de sortir de sa "zone de confort"

À entendre Éric Vigner, l'aventure n'est pas close. Il veut renouveler le travail d'hybridation qu'il avait déjà réalisé, en 2004, avec Le Bourgeois gentilhomme monté (en langue coréenne) avec le Théâtre national de Corée. Jouée d'abord à Séoul, la pièce fut reprise deux ans plus tard à l'Opéra-Comique de Paris. Gates to India Song pourrait connaître la même destinée. "Pour la Corée comme pour l'Inde, il est tellement préférable de susciter des rencontres culturelles fondatrices avec les gens sur place plutôt que de débarquer avec son produit et ensuite de repartir", dit le dramaturge lorientais. "J'ai envie de laisser des traces durables." Duras jouée en France par des Indiens en anglais ? "C'est le début d'une histoire", annonce Éric Vigner