Le Monde · 13 avril 2003 · SAISON 2003

Le Monde · 13 avril 2003 · SAISON 2003
Les 1 040 places du nouveau Grand Théâtre confortent le rôle du CDDB comme pôle majeur de création + interview d'Éric Vigner.
Presse nationale
Avant-papier
Fabienne Darge, Frédéric Edelmann
13 Avr 2003
Le Monde
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LE MONDE

13 avril 2003 · Fabienne Darge

"Un acte poétique et politique fort."

ÉRIC VIGNER, 43 ans, dirige le Centre dramatique de Bretagne (CDDB), installé dans un ancien cinéma du quartier de Merville à Lorient, depuis 1995. C'est lui, avec sa petite équipe de dix personnes, qui va assurer la programmation théâtrale de la nouvelle salle de spectacles polyvalente, à partir d'octobre. Le théâtre représentera un tiers de la programmation, le reste étant assuré par des concerts, des opéras, de la danse... Une forme nouvelle de collaboration entre l'Etat et une ville : le CDDB, devenu Centre dramatique national en janvier 2002, donc dépendant principalement de l'Etat, met à la disposition de la salle municipale ses forces créatives, et la ville met à disposition son espace de création. Retour sur un parcours qui a fait de Lorient un des pôles importants de la création théâtrale en France, avec un directeur-créateur pour qui engagement politique et engagement poétique sont indissolublement liés.

Quel est le chemin qui vous a mené à Lorient, en 1995 ?

Je suis breton, je suis né à Rennes et j'y ai vécu jusqu'à l'âge de 23 ans. Puis je me suis éloigné de la Bretagne, pour voir un peu le monde, et parce qu'à l'époque il était impossible d'y faire du théâtre tel que je voulais en faire. Alors quand, en 1995, le ministère m'a proposé la direction d'un Centre dramatique, le choix de Lorient, pour moi, a été une évidence. Je trouvais bien de redonner quelque chose de cette expérience que j'étais allé chercher ailleurs. Et puis Lorient, à l'époque, était un peu une Terra incognito : tout était à inventer, c'était passionnant.

En quoi Lorient vous attirait-elle ?

Son histoire et sa culture très particulière m'intéressent énormece ment. Lorient est une ville fondée par arrêté royal, il y a trois siècles, pour y implanter la Compagnie des Indes. Il y a donc, au départ, cette histoire prestigieuse, ce regard vers l'ailleurs qui imprègnent l'inconscient collectif de la ville. Et puis cette culture a été balayée : la ville a été détruite à plus de 80 % pendant la seconde guerre mondiale. Lorient, alors, a changé d'identité. Elle est devenue une ville ouvrière, prolétaire, une nouvelle couche de mémoire est venue se superposer à la culture du commerce et de l'ailleurs. Quand je suis arrivé ici, j'ai eu l'impression, très forte, que cette ville avait besoin de revisiter son histoire pour pouvoir s'inventer un avenir, et que le théâtre, modestement, pouvait jouer un rôle dans la redécouverte et la recomposition de cette identité.

Quelle politique avez-vous mise en place pour amener les Lorientais jusqu'à un théâtre d'art exigeant ?

Je voulais dès le départ faire de la création contemporaine et créer une pépinière : inviter de jeunes artistes à venir travailler en lien direct avec la population. Lorient est capable d'absorber une aventure de cette nature, justement parce que c'est une ville ouvrière, sans a priori : la culture n'y est pas un divertissement bourgeois, il y a une vraie curiosité pour l'inconnu. Nous avons aussi mis en place une politique de formation et d'éducation artistiques, en associant des collectivités avec des artistes, par le biais de stages, d'ateliers, de rencontres. Et nous avons fait en sorte que le théâtre soit un lieu d'accueil, avec une grande salle où tout le monde peut venir boire un verre, lire, rêver, discuter. Tout cela nous a permis, sans céder un pouce sur l'exigence artistique, de montrer les premières mises en scène d'Irina Dalle, d'Arthur Nauzyciel, de Jean-Yves Ruf, de Daniel Jeanneteau... Et, petit à petit, le public s'est formé, je crois.

Comment allez-vous organiser le partage entre la programmation dans la grande salle municipale et votre petite salle du CDDB?

La nouvelle salle va nous permettre de proposer des spectacles de grande forme ; nous en programmons cinq pour la saison 2003-2004, dont trois créations, Titus Andronicus de Shakespeare par Lukas Hemleb, un montage de pièces de Feydeau par Jean-Michel Rabeux et Où boivent les vaches, de Roland Dubillard, avec lequel j'ouvrirai la saison. Nous reprendrons aussi Savannah Bay de Duras. Au CDDB, nous continuerons notre travail habituel de défrichage et de découverte...

Pourquoi Dubillard ?

D'abord parce que c'est un immense poète, vivant — 80 ans —, trop méconnu. Il a inventé un monde qui est probablement celui du XXIe siècle, un monde de la fin de la croyance en la raison. Où boivent les vaches est une pièce mystérieuse, une sorte de mélange entre les Marx Brothers, Henri Michaux et Jean Baudrillard. Je trouve que Dubillard va bien à l'outil magnifique conçu par Henri Gaudin. C'est aussi, pour moi, un acte poétique et politique fort que de lancer un nouveau théâtre avec une pièce qui parle des rapports entre les artistes et le pouvoir... Et puis c'est avec Dubillard que j'ai débuté, en 1991, en mettant en scène La Maison d'os dans une usine d'Issyles- Moulineaux...