Blog · Mari-Mai Corbel · 15 juillet 2012 · La Faculté

Blog · Mari-Mai Corbel · 15 juillet 2012 · La Faculté
Un poème sur la faculté d’aimer et de désirer
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Mari-Mai Corbel
15 Juil 2012
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15 juillet 2012 · Avignon · Mari-Mai Corbel

La faculté de désirer/d'aimer

Des documents de communication, rien n’annonce le véritable sujet de La Faculté. Il faut dire qu’il touche au secret le plus intime de la psyché, là où le sexe et l’amour deviennent difficiles à identifier comme tels, et séparément quand le rationalisme ambiant exige la gestion économique et efficace de ces deux domaines pourtant si fous de l’humain ! Le trouble amoureux, la faculté d’aimer et de désirer, dans leur rapport avec le masochisme, voilà le sujet de La faculté qui a avoir pour situation l’histoire d’un meurtre dans une université (ce qui arrive aujourd’hui, juste dans les collèges). Sous-jacente est l’idée qu’à force de rationaliser tout, les jeunes générations sont dépossédées de ce que leurs sensations leur disent, sont comme coupées de leur propre secret ou bien il leur fait horreur tant il est peu rationnel. Il est vrai que cette faculté de relier en soi le sexe et le sentiment amoureux n’est pas “traité” comme un sujet, avec des clés pour les comprendre et peut-être “sortir” du masochisme qui fait leurs liaisons dangereuses. Au contraire. 

Un ensemble

La faculté incarne quelque chose de fondateur du théâtre. On oppose un peu vite le théâtre de texte et de mise en scène, avec sa narration et ses personnages qu’on met du côté d’une classicisme voire d’un pompiérisme (et il y a en a actuellement beaucoup trop de ces mises en scène pompières et prétentieuses !), à un théâtre plus transdisciplinaire et performatif qui serait plus moderne, qui marcherait mieux que ce théâtre contemporain vieilli, sans voir que la véritable ligne de partage se fait entre un théâtre qui reste collectif et un autre où le metteur en scène devient un chef qui instrumentalise auteur, acteurs, créateurs sons et lumières, etc. pour servir une interprétation qui dans le plus mauvais des cas frise le discours moraliste. La faculté, à ce titre, vient d’un théâtre où, à l’opposé, chacun s’inscrit dans un ensemble sans hiérarchisation – ce n’est pas tout à fait non plus le fruit d’un “collectif” tant il est clair que les acteurs, le metteur en scène et l’auteur gardent dans cet ensemble leurs individualités artistiques.

Il y a d’abord le groupe des acteurs, ceux de l’Académie qu’Éric Vigner a fondée au Théâtre de Lorient (dont il a la tête). Entre 20 et 30 ans, ce sont sept étudiants qui, si français, sont d’origine étrangère (Maroc, du Mali, Israël) ou sont étrangers (Corée, Allemagne, Roumanie, Belgique). Entre eux, l’atmosphère ne peut pas être celle qui règne dans une distribution ordinaire mais plutôt celle d’une troupe. Ensuite, c’est pour eux que le texte a été écrit, dans une collaboration entre un metteur en scène et un auteur qui se connaissent de longtemps. Le texte est une commande d’Éric Vigner à Christophe Honoré, avec en arrière-plan leurs obsessions – et on le sent, leurs conversations – communes, la passion pour Duras et le questionnement du romantisme. Enfin, œuvre d’ensemble, La faculté l’est aussi de faire corps avec le lieu où c’est joué.

Créée dans une cour du Lycée Mistral, Éric Vigner n’y pas planté une scénographie démontable et adaptable à n’importe quelle scène. Certes, en excellent scénographe qu’il est, il saurait transposer ces propres principes scénographiques pour cette création, et notamment l’idée du trouble entre réel et fiction. En effet, la scénographie glisse les corps de bâtiment du vrai lycée, ainsi que sa topographie (ses dénivellés, voies, sentiers) et sa végétation (des pins entre autres) et son éclairage public, dans l’espace imaginaire et fictionnel du théâtre. C’est très beau. Et il reste cette idée que le théâtre n’est pas “à côté” de la réalité mais “contemporain” d’elle. Nous, spectateurs, ne sommes pas hors du monde, enfermés dans le folklore des spectateurs de théâtre, mais avec le monde qui devient un vaste théâtre possible – il suffit de savoir le regarder comme tel. C’est vraiment très beau. On a l’architecture de la zone, du campus bétonné comme dans le texte, mais du sable blanc et fin a été répandu dès l’entrée public, qui, avec les pins réels de la cour, évoque non pas l’ambiance sordide au goût de désastre de l’univers campé par Christophe Honoré, mais la plage et les vacances en Bretagne de jeunes gens sombres au sortir de l’adolescence dans ce livre de Gracq (José Corti, 1945), Un beau ténébreux !

La blancheur du sable renvoie à celle de la neige qui, dans le texte, semble tout recouvrir, l’hiver du drame social qui en fait le prétexte dramatique. Ce sable, c’est comme l’envers de la neige qui est aussi dans le texte, au sens figuré, la réalité de la drogue (c’est le surnom de l’héroïne, du cristal) ; comme la sensualité tiède ou chaude d’un bord de mer, sous la glace. Il permet de faire résonner tous les passages que Christophe Honoré a glissés pour dire l’amour, le désir, la souffrance masochiste, la passion de la jouissance, dans une trame narrative qui pourrait aussi faire le scénario d’un film de critique sociale – on a même un meurtre et un racisme ambiant, avec une petite famille française malade (sans père, il faut le noter). Avec le sable, qui est aussi – ça tout le monde peut le sentir – le symbole du temps qui passe et du peu de choses que le moi représente même le moi amoureux ; c’est toute l’intériorité du texte, son centre ou son secret, qui sont comme je l’ai dit plus haut, ces vertigineux rapports entre masochisme, jouissance et passion amoureuse, qui sont évoqués. Et à côté de cela, l’aspect de réalisme social de la pièce, est mis en scène avec humour dans le surgissement des engins motorisés qui utilisent le site du lycée : un énorme camion rouge avec trop de clignotants lumineux et un scooter tout aussi rouge qui roulent et circulent, vrombissent et enchantent l’espace théâtral. Enfin, dernière manière d’interpénétrer réalité et imaginaire, une construction à parois vitrées a été glissée dans l’ensemble existant, en fond de scène, figurant la classe de cours. Des projections vidéos sur un mur interne y font surgir l’idée de l’image, du virtuel, d’un espace de projection fantasmatique (ce que serait donc la salle de classe et ce que l’histoire entre Jérémie et son professeur actualise).

Last but not the least, la spatialisation du son comme le très beau travail des lumières qui utilise des lampadaires au sodium existant, ainsi que d’autres installés pour la scénographie, parachèvent l’indicernabilité entre réel et imaginaire, tout comme ils magnifient la réalité du texte, en lui donnant un lyrisme. Des blancs éblouissants en fond de scène le long d’un bâtiment assez laid, ou des éclairages nocturnes tombant sur le sable ; du vent dans les arbres qu’on pourrait croire le vrai son du vrai vent ; des musiques de scène soudain emplissant tout l’espace, des sirènes de voitures qui se confondent parfois avec de vrais sirènes à l’extérieur, tout cela entre autres, fait de la scénographie d’Éric Vigner le moyen de souligner les virtualités lyriques et passionnelles d’une réalité a priori sordide et plate – un étudiant marocain assassiné, d’une manière qui peut laisser entendre soit un crime raciste, soit un crime lié à la drogue dont Ahmed était dealer ou consommateur, et cela dans un paysage bien de notre temps, ravagé, où faire des études n’a pas grand sens, l’acculturation l’emportant sur fond de consumérisme dévertébré. 

Le secret homosexuel, la honte d’être un homme

Ce n’est pas une pièce sur l’homosexualité. C’est une pièce sur la manière dont l’homosexualité traverse la sexualité masculine et notamment au sortir de l’adolescence. Ça brûle, de dire cela. Comment elle hante, ou tente, cette homosexualité, au sortir de l’adolescence, là où tout se joue, où tout peut se figer aussi. Comme elle est refoulée et diabolisée ou acceptée mais alors comme une déchéance masochiste. Celui qui aime trop (le sexe masculin) est une lopette. (Comme la femme en sera chienne ou salope.) Et ce qui détermine le rejet terrorrisé (et la terreur que ce rejet peut produire en réaction), c’est ici le personnage d’une mère, certes un peu caricatural, mais qui, dans le fond, relais l’attente social vis-à-vis des garçons : qu’ils soient des “hommes”. Mais au fait, qu’est-ce que c’est, être un homme ? Est-ce de n’être pas pédé ? Seulement cela ? Se définir par la négative, n’est-ce pas reconnaître au centre, un grand vide ? Éric Vigner, comme Christophe Honoré, mettent en scène un réelle critique de ce cliché, en faisant entendre qu’être un homme c’est peut-être de pouvoir être fier de désirer, et d’aimer dans la continuité de ce que ce désir fait vivre. Y compris d’autres hommes. On voit ainsi le personnage de Jérémie qui jouit de se faire soumettre par son professeur, qui était amoureux d’Ahmed, peu à peu s’affirmer et sortir de sa honte, à mesure qu’il prend conscience de la criminalité de ses frères qui se targuent d’être virils et qui ont massacré Ahmed parce qu’il était un “chien”. Et qui dans la mise en scène incarnés comme de vrais petites pédales sans âme, ce genre un peu putes sur les bord qui n’éprouvent pas de sentiments (ou ne veut pas). Tout leur refoulé en somme comme un nez de clown dont ils seraient affublés inconsciemment.

2012, dire cela sur une scène

Ce n’est pas rien. D’abord faire entendre cette chose en effet déstabilisante, qu’au sortir de l’adolescence, les garçons ne sont pas forcément si fixés que cela. Il y a toujours une homosexualité qui rôde sur les terrains de sports, ou dans les camaraderies de bande. Et alors, là, suggérer que dans le rejet de cette homosexualité latente, se joue aussi le rapport à la sensualité amoureuse, à l’amour tout court ou du moins à la faculté de désirer (qui n’est pas la capacité à se servir de ses pulsions pour chercher une satisfaction sexuelle de toute évidence illusoire), ce n’est pas mainstream !

Ensuite, représenter le masochisme amoureux, celui qui dans sa passion romantique pour celui qui est son amant, qui le prend, qui agit sur lui comme une autorité (et on n’est pas très loin là de l’amour pour une idole qui en psychanalyse a trait au refus de la castration et à l’amour archaïque pour la mère comme autorité tyrannique qu’il faut servir), ça non plus ce n’est pas mainstream.

A une époque où la grammaire fétichiste via la pornographie a tendance à être réduite à de simples jeux de rôles de pouvoir, suggérer qu’il s’y joue tout l’obscur de l’attente amoureuse et, derrière cela, tout l’excès qui déborde dans l’aspiration à l’infini, à la jouissance paradisiaque (il y a un moment cette image d’un drogué qui a dit avoir eu la sensation d’avoir fait l’amour avec une aurore boréale dans un trip particulièrement réussi), ce n’est pas banal non plus.

C’est d’autant plus courageux, de tenter de représenter cela avec les moyens du théâtre, que cet endroit du désir touche véritablement au secret, à de l’invisible et à de l’indicible. A nommer l’infini, on perd souvent l’infini et on ne recueille que des platitudes plus ou moins lyriques. Or ici, l’écriture de Christophe Honoré, enchâssant des monologues, des rapports avec le mort (Ahmed) donc une revenance, ou encore nommant sans fard certaines scènes masochistes, cerne peu à peu ce bloc de noir, ce continent effrayant de la sexualité à travers le fantasme violent qui l’agite, et l’agit. Fantasme qui refoulé peut en effet rendre meurtrier. M’enfin, dire cela ce sera laisser entendre qu’il y a une morale délivrée dans Faculté.

Or, j’ai entendu un poème sur la faculté d’aimer et de désirer, d’assumer aussi son fantasme violent de soumission amoureuse. Toute la question de la cruauté amoureuse restant entière (on voit Jérémie quand même repousser son maître, qui, inversion, tombait amoureux de lui et qui préfère quitter l’université et ne plus jamais avoir de contact avec lui que de souffrir). Et la réversibilité inquiétante du désir et du mystère amoureux, où les positions ne sont jamais fixes. C’est peut-être ça d’ailleurs qui inquiètent dans cette articulation entre l’amour et l’érostisme fétichiste, qu’il n’y ait pas de position de pouvoir acquise une fois pour toute, qu’elle est corrosive pour toute hiérarchie.