Theatrothèque.com · 7 avril 2012 · GUANTANAMO

Theatrothèque.com · 7 avril 2012 · GUANTANAMO
Un spectacle qui questionne nos sociétés.
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Critiques
Caroline Lerda
07 Avr 2012
Theatrotheque.com
Langue: Français
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Théâtrothèque.com

7 avril 2012 · Caroline Lerda

En 2006, au nom de la liberté d'information (Freedom of Information Act), l’administration américaine rendait publics trois cent dix-sept contreinterrogatoires de prisonniers suspectés de terrorisme. 

Dans le cadre de son troisième cycle Docu-fri(c)tions, le Théâtre Garonne accueille le spectacle Guantanamo, adapté et mis en scène par Éric Vigner, d'après l'ouvrage du même titre publié par Frank Smith en 2010 aux éditions du Seuil. Ce sont les comédiens de l'Académie (projet de théâtre conçu par Éric Vigner et regroupant sept jeunes acteurs d'origine ou de nationalité étrangères) qui viennent témoigner de ces écrits directement issus des trois cent dix-sept comptes rendus d'interrogatoires de prisonniers suspectés de terrorisme, et incarcérés dans la prison de Guantanamo à Cuba, ouverte par les États-Unis au lendemain du 11 Septembre 2001.

Dans un espace ouvert, des bureaux sont rassemblés en arc de cercle. Chaque table possède un micro ainsi que des écouteurs. Un décor officiel, digne des rendez-vous politiques internationaux. Or, il s'agit bien là d'un sujet qui, tout isolé qu'il soit sur l'île  cubaine, s'est répandu de part et d'autres des cinq continents. Ainsi, dans une mixité culturelle appuyée par les différentes langues et origines des comédiens (Roumanie, Maroc, Mali, Corée du Sud, Israël, Belgique et Allemagne), nous sont rapportés les interrogatoires de Guantanamo. Sur une mise en scène épurée, le texte est clair, articulé et posé pour une oreille attentive et un imaginaire activé.

Les jeunes acteurs, dans leur tenue stricte ponctuée de rangers militaires, prennent la parole et représentent des personnages à tour de rôles. Plusieurs histoires sont racontées : celle d'un Ouzbek, qui tente, tant bien que mal, d'expliquer qu'il est aller en Afghanistan avec sa famille afin de trouver un travail, et non pour s'associer à un quelconque groupe terroriste, celle d'un berger qui ne saurait même pas dire ce qu'est un appareil photo, ou encore, celle d'un professeur dont la seule volonté est d'enseigner le Coran. Un choc des cultures apparaît et se concrétise sur la scène. Il est, par exemple, inconcevable pour les interrogateurs de penser en la possibilité d'être hébergé et nourri pendant plusieurs mois sans rien en échange, si ce n'est un simple entretien du potager. "Nous sommes musulmans, notre culture nous enseigne de nous entraider les uns les autres." Difficile à croire dans nos sociétés marquées par un individualisme croissant...

Ces histoires résonnent particulièrement aujourd'hui lorsque l'on pense au contexte actuel et à la "chasse aux terroristes" qui s'est mise en place en France. Cela en est effrayant. Cependant, et c'est appréciable, l'on ne ressent pas de militantisme dans la mise en scène d'Éric Vigner. Les faits sont exposés, le spectateur en déduit la complexité de la situation même. On imagine l'incompréhension et la confusion qui ont dû surplomber ces interrogatoires, par un problème de langues, mais de culture aussi. On ne voit pas la torture physique, mais on y pense. On ressent l'oppression, mais elle n'est pas appuyée. Et c'est tout cela que l'on apprécie dans ce docuf(r)iction : rien n'est surjoué, les choses sont dites simplement, libre cours au spectateur de faire ses propres déductions.

Guantanamo, plus qu'un témoignage sur ces interrogatoires, est un spectacle qui questionne nos sociétés et, notamment, le clivage qui s'est dessiné entre Orient et Occident à force de coups politico-médiatiques. L'on ressort de la pièce enrichi, avec l'envie de lire le livre de Frank Smith, d'en savoir plus et de bouger les choses peut-être?