Notes de travail · Sabine Quiriconi · SAVANNAH BAY

Notes de travail · Sabine Quiriconi · SAVANNAH BAY
Notes de travail en vrac.
Document de répétitions
Sabine Quiriconi
2002
CDDB-Théâtre de Lorient
Langue: Français
Tous droits réservés

Savannah Bay, publié aux Editions de Minuit, se présente comme une toile au maillage complexe : de nombreux passages sont en italiques. Le texte à dire se répartit entre deux voix, l'une appelée Jeune Femme, l'autre Madeleine, du prénom de l'actrice Madeleine Renaud qui créa le rôle.

Savannah est un nom d'emprunt.

Deux versions de Savannah Bay se succèdent dans le même volume des Editions de Minuit. Elles racontent que Savannah est le nom donné par un homme à une très jeune fille lors de leur première rencontre sur la pierre blanche, au large de Savannah Bay. Le don du nom délivre de la descendance.

Le théâtre de Savannah Bay celui où se jouerait la rencontre entre l'homme et la jeune fille — est ce qui n'aura pas lieu devant les spectateurs. Deux versions de Savannah Bay se succèdent dans le même volume des Editions de Minuit. C'est la seconde que MARGUERITE DURAS a mise en scène avec Madeleine Renaud Madeleine - et Bulle Ogier — la jeune femme. D'une version à l'autre, la modification la plus impor tante porte sur la certitude du lien qui unit les deux femmes : dans lepremier texte, Madeleine était la mère de Savannah, morte d'amour au large de Savannah Bay après avoir accouché d'une enfant. La Jeune Femme est cette enfant. Dans le second, le rapport généalogique est trouble.

Les amants ont oublié de nommer l'enfant. L'enfant s'est donné "elle-même" plus tard le nom de Savannah.
"Jeune Femme" déguise l'absence de nom. Savannah est une identité potentielle.
- Vous, qu'est-ce que vous dites ?

MARGUERITE DURAS, Savannah Bay, Sc. II

Prises dans la toile au maillage complexe, de longues didascalies indiquent les temps, les silences, racontent la mise en scène de MARGUERITE DURAS et le décor conçu par Roberto Plate, pour Savannah Bay. La création de la pièce a eu lieu en 1983 au théâtre du Rond-Point. Un jour, bien avant que ne commencent les répétitions, nous nous sommes demandé s'il fallait faire entendre le descriptif du décor de Roberto Plate, pour évoquer les premières représentations. Cette proposition n'a pas été retenue.

Savannah Bay est le récit de la mise en scène signée par MARGUERITE DURAS ; c'est une pièce de théâtre ; c'est une pièce sur le théâtre ; on dit que c'est une des meilleures pièces de MARGUERITE DURAS.

Morte, la très jeune fille de la pierre blanche reste appelée Savannah.

Dans Savannah Bay, on entend d'autres noms, de personnes ou de lieux, indifféremment : Savannakhet, Anne-Marie Stretter, la mendiante de Calcutta, la foule des enfants morts, les figures anonymes de la misère, S. Thala...

ÉRIC VIGNER rapporte une légende de la ville de Savannah, en Géorgie : un bateau approche des côtes, la jeune Hannah tombe à l'eau. Elle se noie. Save Hannah. La mer est plus forte. Les eaux l'engloutissent. On dit que certains soirs, dans le port de Savannah, les marins croisent encore son ombre, qui les salue.
Le nom se retourne, vieille enseigne d'un cinéma de quartier : "Hannavas". L'enfant de pierre ouvre les mains dans le jardin du bien et du mal.
Trois—a dans Savannah.

Savannah Bay est une oeuvre de MARGUERITE DURAS qui entre au répertoire de la Comédie-Française.
CATHERINE SAMIE et CATHERINE HIÉGEL reprennent respectivement les rôles de Madeleine et de la Jeune Femme, à la demande d'ÉRIC VIGNER.

- Dites-moi encore cette histoire.
- Tous les jours tu veux cette histoire.
- Oui.
- Alors moi à force je me trompe... dans les dates... les gens... les endroits...

Rire subit des deux femmes.
- Oui.
- C'est ce que tu veux ?
- Oui.

  MARGUERITE DURAS, Savannah Bay

Sur les programmes de la Comédie-Française, on imprime la distribution des rôles. Les mentions "Jeune Femme" et "Madeleine" n'apparaissent plus. On garde le prénom et le nom des comédiennes, CATHERINE SAMIE, CATHERINE HIÉGEL.

"Bay" n'existe que précédé du prénom — de femme, d'enfant — qu'il prolonge et qu'il transforme en lieu utopique de la rencontre originelle, de l'oeuvre, du mythe. L'histoire, telle qu'elle est racontée dans la pièce, se déroule selon un mouvement différent : l'espace nommé "Savannah Bay" préexiste au baptême de la femme, de l'enfant. Le blanc typographique entre les deux mots fait lire le lieu de l'origine en même temps que la scission dont il procède ; il donne à entendre la séparation comme origine.

Tous les jours nous écoutons "Les Mots d'amour" d'Edith Piaf, jamais nommée autrement que par ces mots : "une chanteuse morte", qui s'est tuée.

De la première version de Savannah Bay à la seconde, ceux que MARGUERITE DURAS appelle "la ribambelle de la parenté" ont disparu de la coulisse. Qui a cassé le disque ? Il faut bien qu'il y ait quelqu'un à l'origine. Silence dans la coulisse.

Qui chante ?

Pour distinguer les rôles de CATHERINE SAMIE et de CATHERINE HIÉGEL, on n'a pas pu choisir leurs prénoms, identiques. On n'a pas gardé non plus l'intégralité de leur nom de famille. Ce sont leurs initiales qui apparaissent dans la marge des répliques qu'elles ont à dire :
S. et H. La lettre souffle le nom et rappelle celui des personnages de MARGUERITE DURAS : Lol. V. Stein, ravie à elle-même, Emily L. qui veut écrire un poème, Jean-Marc de H., orphelin, vice-consul de Lahore, et les voix sans visage du Navire Night, J.-M., F.S. et H. comme le début et la fin de Savannah.

CATHERINE SAMIE cherche un dessin ; CATHERINE HIÉGEL cherche un fil.

- Qui est H. ? demande CATHERINE HIÉGEL. La distribution d'ÉRIC VIGNER ne permet pas d'imaginer que H. puisse être la petite fille de S. Le trouble entretenu par MARGUERITE DURAS dans la deuxième version s'estompe ; la question du rapport généalogique ne se pose plus ; d'une certaine manière, ici, une réponse est donnée ; l'énigme de l'identité de H. en devient irréductible.
"Ce n'est pas une question d'identité, affirme CATHERINE HIÉGEL. C'est une question de fil."
H. est un chemin que l'actrice doit inventer. "Qui est H. ?" revient à se demander d'abord pourquoi elle interroge S., pourquoi elle ne quitte pas le plateau quand cette dernière formule le désir d'être seule...
Puis la recherche se transforme : d'où vient H. ? Où va-t-elle ? C'est l'inscription de H. dans le présent de la représentation, la matérialité de ses actions verbales ou paraverbales qui la constituent. Certains indices jalonnent la piste : le nombre des phrases interrogatives, un imperméable — enlevé à la scène II puis remis à la fin — ses multiples déambulations — la voix est souvent hors champ, la marche, continue — et des positions — devant le rideau, à l'avant-scène, au début, devant le rideau, à l'avant-scène, à la fin —.

On a oublié de dire que c'est la deuxième version que nous jouons. On a oublié de dire que Madeleine, dans la version de MARGUERITE DURAS, est comédienne. Mais dans notre histoire à nous, il se peut que, de toute évidence, S. et H. soient toutes les deux comédiennes, que S. ne soit pas plus la mère de Savannah qu'H. l'enfant dont parle le texte. Il s'agit bien pourtant d'une affaire de filiation, de transmission. C'est à travers le récit de S. qu'H. s'invente, alors même qu'H. est celle qui provoque et mène le plus souvent le jeu. Entre nous, ce jeu, ces provocations, ÉRIC VIGNER les appelle des "propositions".
À quelles distances se tiennent-elles chacune de l'histoire de Savannah ? À quelles distances se tiennent-elles l'une de l'autre ? À quelles distances se tiennent-elles du théâtre ?
— Ici et là. Exactement à l'endroit d'où elles parlent.

Rien ne doit s'installer.

On ne cherche pas à construire une ligne continue ni un dessin solidement architecturé ; on mélange les pièces du puzzle pour voir la figure qui apparaît ; on joue à coups de dés le nom de Savannah.
Au hasard du travail, les silences entre les répliques se déplacent, se réduisent ou s'agrandissent. Au bout de quelques semaines de répétition, on revient au tapuscrit ; on vérifie les temps, les suspens.
Le texte a été découpé en séquences.
H. : le silence de la lettre est sonore à l'initiale. H. est celle qui avance, celle qui écrira. Celle qui marche et questionne, invente.

S. est la marque du pluriel et de la deuxième personne du singulier. La grammaire est émotionnelle.

Le livre publié aux éditions de Minuit est devenu trois tapuscrits : le premier reproduit la mise en page des éditions de Minuit ; le deuxième découpe les trois scènes en séquences muterotées, séparées par de grands rectangles : certaines parties comportent des passages à la ligne plus nombreux que dans la version initiale ; dans le dernier tapuscrit, l'espacement et la présentation des fragments sont identiques mais les rectangles blancs ont été effacés. C'est cette dernière variante du texte qui a été remise à CATHERINE HIÉGEL. CATHERINE SAMIE avait déjà commencé à travailler sur la première et a préféré la conserver. Les séquences lui ont été indiquées oralement, au fur et à mesure des lectures à la table.

Nous avons tous devant nous le dessin du texte sur le blanc de la page : les mots ourlent d'un fil noir le poème silencieux de Savannah Bay.