29/07/01 · Cahier de répétitions · Sabine Quiriconi · LA BÊTE DANS LA JUNGLE

29/07/01 · Cahier de répétitions · Sabine Quiriconi · LA BÊTE DANS LA JUNGLE
Réflexions autour du texte
Document de répétitions
Sabine Quiriconi
29 Juil 2001
Cahier de répétitions
Langue: Français
Tous droits réservés

Lorient, mardi 31 août 2001

Éric : ... pièce très construite : six tableaux, un prologue, un épilogue.

Jean-Damien : Les chapitres de la nouvelle ?

Éric : Non.

Jean-Damien : Adaptation anglaise de quelle année ?

Éric : De Lord. 1960. Adaptation anglaise inédite.

Jean-Damien : Peux-tu lire les didascalies ?

Éric lit la première didascalie lit le prologue

Jean-Damien, répétant : «Le tableau, sorte de double...»

Jutta, continuant : «... de John Marcher...»

Eric : Pourquoi des couleurs aussi fortes pour les costumes Pour que la figure donne l'impression d'être sortie du tableau. Une sorte de bal masqué. LES YEUX SANS VISAGE de FRANJU. Des gens dans une réception, qui se perdent ; ils ont gardé leur costume.
Des ombres. L'ombre... Il faut peut-être commencer par la fin, par la bête ? Qu'est-ce que c'est que le surgissement de la bête, cette échappée, ce bond, à la fin ? Trouver le moyen de donner envie aux spectateurs de voir derrière le rideau. Le début se joue sur le podium, entre la scène et la salle. Il faut tout traiter du point de vue du théâtre : il ne faut pas jouer ce qui s'est déroulé dans le passé - de toutes façons, selon moi, lui ne se souvient de rien - mais comment se nourrit un jeu entre deux acteurs, comment ils inventent une, des histoires, des événements.

Éviter d'être rattrapé par une histoire qui préexisterait et qui entrainerait un rapport psychologique aux choses. Ne jouer ni le sentiment de culpabilité, ni le romantisme. La rencontre en Italie, préexistante aux retrouvailles entre John Marcher et Catherine Bertram, est un écueil si on la considère seulement comme une histoire d'amour que John Marcher aurait ratée et refoulée.
Il s'agit de faire du théâtre, de vivre intensément le plaisir de l'imagination, de travailler sur les tensions, l'excitation du jeu, le rapport au public. Aucun réalisme.
Vivre le théâtre comme un révélateur de la conscience.

Jean-Damien : Pour moi, c'est une succession d'énigmes. C'est plaisant. C'est fatigant. Toi, tu te débarrasses de ça. Moi j'entre.

Éric : C'est aussi l'histoire de ce spectacle : avec Jutta, vous vous êtes rencontrés sur RHINOCÉROS de Ionesco. C'est sur ce spectacle que nous avons commencé à travailler ensemble. Qu'est-ce qu'on va pouvoir faire encore ensemble ?
La gemellité qui s'exprime dans les dessins de Paul à partir du quatrième tableau est précédée par une très grande différence : Catherine Bertram est dans l'ombre informe ; lui est dessiné et coloré. Elle lui enlève des peaux progressivement. Je vois l'ensemble, y compris chaque tableau, comme très fragmenté.

Bruno : Van Dyck, c'est le peintre de la gemellité, du double.

Éric : Le miroir_ au début, il pourrait être collé à sa propre image, contre un pilier en miroir. Elle se tiendrait dans une volute, dans un plis de velours.

Jean-Damien, lisant la première didascalie : Le tableau "serait comme emblématique de l'histoire"_ ?

Éric : Il représenterait John Marcher de plusieurs points de vue. Et le marquis est allé au bout de son destin. Catherine Bertram, elle, c'est une étoile filante.

Bruno : L'invisibilité du tableau est emblématique de l'histoire.

Éric : Qu'est-ce qui fait marcher John Marcher ? Certains diront l'amour

Jean-Damien : Le tableau est absent de la nouvelle. C'est une effraction incroyable.

Éric : L'oeuvre d'art comme identification à quelque chose... Il faut commencer par quelque chose_ John Marcher, au début, voit quelque chose. Je ne sais pas quoi dire de plus : visiblement, il y a un point de départ.

Bruno : James Lord a été le modèle de Giacometti. Il décrit ce travail comme interminable dans un article publié il y a quelques semaines dans Le Monde. La seule limite temporelle, le seul terme possible de l'acte de création, c'est "la guerre lasse entre le peintre et son modèle".

Éric : La phrase la plus importante de la pièce pour moi c'est celle de Catherine Bertram, dans le tableau I :
"C’est une pensée de femme. C'est une pensée très simple elle a trait à l'apparence des choses... Je crois que l'apparence des choses est toujours trompeuse mais qu'à la longue cette tromperie de l'apparence devient l'équivalent de leur vérité, leur vérité même, et que sans doute il n'y a que ce faux-semblant qui au jour le jour puisse supporter d'être vécu". Ce n'est pas ce qui est représenté qui compte ; le sujet c'est la peinture elle-même. Le sujet du théâtre, c'est le théâtre lui-même, ses excès, ses effets, son imaginaire.

Jean-Damien : Ce que l'on joue est un empilement formidable, le résultat du travail de plusieurs intervenants. Les signatures sont fortes. Commencer par le tableau, qui n'appartient pas à la matrice..., c'est énorme.

Jutta : Au début elle parle du quatrième marquis, il pourrait exister. Puis elle dit que c'est le tableau d'un peintre : elle transforme alors la vie du quatrième marquis de Weatherend.

Éric : Quand elle commence au début de la pièce, "C'est le quatrième marquis un homme en armure peut arriver... Elle continue : "_ peint par Van Dyck...", Ah, se dit-on, c'est un tableau. C'est vrai ? C'est faux ? Ah ? C’est faux ? Et on avance comme cela. Un de mes professeurs d'arts plastiques, lorsqu'on lui demandait : "C'est Le marchand de Courbet ?" répondait :
"Non, c'est une représentation du marchand de Courbet".
À la suite de la première réplique de Catherine Bertram, John Marcher dit : "On en parle beaucoup". Mais de quoi, au juste, parle-t-on beaucoup ? Pas forcément du quatrième marquis.
Pour l'acteur, c'est un mouvement de va-et-vient : c'est très excitant et très dangereux en même temps. La pièce de James Lord est très bien construite : la construction en tableaux pose la question de l'isolement d'une image qui fait partie d'un décor, d'un théâtre, du monde.

Bruno : Lui construit son souvenir. Seul le store blanc est vrai.

Éric : C'est aussi marrant la façon dont ils se renvoient la balle. Ça n'avance pas dans un seul sens. C'est elle qui commence : elle pose quelque chose sur lequel il faut travailler.
Elle avance_ et ils construisent l'un l'autre une figure. Il dit : "Un héros, peut-être, un héros de sa propre vie". Le héros, c'est à la fois celui dont on parle et celui qu'on devient.
Rupture ensuite. Elle rattrape : "Oui." Des passages sont au conditionnel, au passé... On va chercher dans le passé, pour en venir au présent et quand on arrive au présent, on l'a déjà dépassé.

Jean-Damien : Sur Cromwell...

Eric : Cromwell, moi ça me fait toujours penser à Victor Hugo, la préface de Cromwell, manifeste du théâtre romantique _non_ je n'arrive pas encore à comprendre très bien la phrase : "une vie c'est beaucoup même pour Cromwell". C'est vrai. Depuis le temps que je la lis, je vois bien qu'il y a un nœud assez important sur cette toute petite réplique mais je ne sais pas véritablement ce que ça veut dire....

Jean-Damien : "vous croyez en Cromwell comme d'autres à autre chose_"

Éric : Oui...

Jean-Damien : Le Jeu Cromwell,

Éric : Le Jeu Cromwell, ils n'aiment pas trop, ça n'accroche pas...
(rires)

Éric : C'est toujours la même chose, t'y vas, t'y vas pas, tu vas au bout des choses, tu ne vas pas au bout des choses, tu te donnes tout entier, c'est toujours la même chose non ?
"Une vie c'est beaucoup_ même pour Cromwell", je ne sais pas si on peut sacrifier sa vie, je ne sais pas si on peut aller au bout des trucs pour quelqu'un d'autre_ mais vous vous croyez au théâtre... "Il croyait en Cromwell comme d'autres à autre chose". Alors après il continue son truc par "à la restauration le cinquième marquis et le sixième marquis de Weatherend ont retourné ce portrait face au mur pour bien marquer la honte de la famille d'avoir un tel ancêtre", alors ça veut dire quoi ça... ?

Jutta : qu'elle tourne la page.

Éric : Moi j'ai l'impression_ tu as le sentiment que_ pof_ c'est la
fin, on ne sait pas si elle arrête le jeu, on ne sait pas si elle claque la porte, elle tire le rideau elle éteint la lumière_ tout d'un coup la figure n'existe plus, elle fait disparaître cette figure pour accéder à autre chose... On a pris comme exemple ce con de marquis de Weatherend, c'est pour avancer sur quelque chose... On aurait pu prendre autre chose. On le met dans une histoire de destin... Ce qui compte c'est d'aller au bout de l'histoire, et allez hop on fait disparaître le marquis de Weatherend, donc on retourne à une sorte d'état du présent du théâtre, ça se réélargit. Il y a eu l'exemple particulier. "C'est intéressant, mais dans cette maison tout est intéressant"... Par quoi on commence ? Alors elle dit oui, il y a d'autres tiroirs, il y a eu beaucoup d'histoires. J'aime bien cette idée du théâtre comme étant un territoire dans lequel tu grattes et tu retrouves un bout de Hamlet c'est un fantôme c'est parce que tu retrouves le fantôme que tu commences à jouer Hamlet ce n'est pas parce que tu as décidé de jouer Hamlet c'est parce que il y a une espèce d'air qui est passé tout d'un coup_ par quelle histoire on pourrait commencer... "Beaucoup d'existences", en plus c'est magnifique, il y a toutes ces figures qui vont apparaître sans doute après. On ne les verra pas je pense dans toute la première partie, l'idée c'est que ce soit seulement à la fin du ler tableau quand elle lui dit "maintenant il est temps de rejoindre les autres" que je demanderai à Christophe qu'il essaie de faire apparaître les visages des tableaux : un visage, deux visages, trois, quatre visages_ et tout d'un coup : oh la la mais il y avait plein de monde qui regardait de l'autre côté, ce ne sont que des visages de tableaux qui regardent, en plus en lui disant : Est-ce que tu viens nous rejoindre, est-ce que vous venez nous rejoindre... ?
Je n'arrive pas à savoir si elle est derrière comme une voix, si lui est devant, je ne sais pas encore...
Il va falloir qu'on essaie... [..,i
Au mot silence j'ai l'impression qu'on peut prendre un grand temps.
On fait silence, on voit ce que ça fait de ne plus faire de théâtre, pour que ce soit plus difficile de recommencer.

Jean-Damien : Ça, c'est une note pour Jacquot.

Éric : Je vois ça un peu comme un arrêt de jeu... Qu'est-ce que je fais, quoi... Par exemple dans la nouvelle il y a un truc qui apparaît très très fort c'est la peur... de John Marcher, tu te dis mais de quoi a-t-il peur, on ne sait pas très bien de quoi il a peur, mais la peur_ mais si on se met à jouer la peur, ce n'est pas un sentiment très actif, c'est un sentiment que l'on subirait, or un acteur ce n'est pas quelqu'un qui subit, c'est quelqu'un qui fait quelque chose et moi je trouve que c'est excitant de dire :
" Bon, j'ai envie mais la dernière fois que j'ai joué Le Misanthrope j'ai fini par me retrouver au désert à la fin, tu vois_ ou la dernière fois que j'ai dit la vérité ou que je me suis engagé complètement dans une aventure que je ne voulais pas, j'ai fini par y laisser des plumes comme à chaque fois. Il y a une espèce de truc comme ça
"Ce n'est pas facile, j'aime ça mais c'est profondément brûlant..." Et puis aussi il y a une ligne qui est proprement liée au théâtre, à ce que c'est le théâtre et on ne peut pas passer à côté. Si on fait sentir comme l'a dit Duras dans le texte qu'elle a écrit dans LA VIE MATÉRIELLE ce qui se passe dans un théâtre à un moment donné quand des gens font du théâtre, si on le fait sentir ce que c'est ça et bien c'est déjà magnifique. Il y a beaucoup de choses comme ça, tu vois : "Il semblerait toujours que l'on puisse retrouver les traces de l'histoire ici". La connexion avec le spectateur se fait sur une histoire vécue ou une histoire imaginaire de ce théâtre... "Des riens..." Ils sont tellement fugitifs... "Le soir à cette heure-ci surtout"... C'est comme L'Échange, c'est claudélien aussi. - de rencontrer quoi, on le sait mal"_ là c'est JAMES, LORD et c'est DURAS, là c'est sûr et c'est nous, c'est absolument notre endroit, j'adore ça c'est à pleurer c'est ce qui fait que l'on fait du théâtre et que les gens viennent voir ça, c'est les deux en même temps.

C'est beau après, "vous habitez ici"... La connexion entre les deux c'est la maison comme maison, la maison dont parle VILAR, VITEZ ou la Comédie Française c'est cette maison-là. "Je montre la maison à des invités qui ne la connaissent pas encore". C'est évident que ce type est tenté de rejoindre le public ou de rentrer, c'est pour cela qu'on a fait cette zone, on peut basculer d'un côté ou de l'autre_ on fait comme on veut "comme moi "_(rires) "oui comme vous"_
J'adore après : "Ça ne vous ennuie pas à la longue de faire visiter les choses, toujours les mêmes" c'est-à-dire tous les soirs de jouer la même pièce Ça dépend de vous mon cher Jean-Damien, ça dépend du public, ça dépend du jour qu'il fait, "pas toujours, non pas toujours"_ silence... (rires) moi j'adore ça que vous apparteniez à la maison en quelque sorte, parce que c'est à la fois, le lieu, l'objet, le sujet, l'autre, l'inconnu, la femme, tu vois c'est une espèce d'entité, c'est le tableau dont je te parlais tout à l'heure, c'est à la fois la maison et à la fois c'est elle, il faut que je te montre ce tableau, c'est la sensation d'une rencontre d'un homme et d'une femme dans l'amour, c'est complètement spirituel et à la fois c'est complètement concret, c'est une histoire de bite aussi c'est une histoire de creux et de plein, tu as une espèce de tente ronde un peu comme ça pointue et l'intérieur est complètement comme une carapace de tatou mais tu sens que c'est mou, un peu matelassé elle est à l'intérieur de cette chose-là et tu as deux archanges qui sont très grands ce n'est pas du tout comme des enfants, ce sont des petits hommes qui ouvrent le rideau elle est complètement au milieu avec son visage complètement jouissant, rond, elle est en bleu elle a le ventre totalement plein à éclater avec une fente blanche sur lequel elle pose son doigt. Ce n'est pas possible ce mec a peint tout, il a peint la relation verticale au monde et en même temps complètement horizontale_ c'est un tableau fou, mais pourquoi j'ai dit ça, ha oui, "vous apparteniez à la maison en quelque sorte", c'est à la fois vous êtes la maison et vous êtes dans la maison_ c'est la même chose c'est comme dans La Maison d'os,tu te ballades à l'intérieur de ce corps, de cette tête, de cette fantaisie, tu montes des étages tu descends des escaliers tu voyages à l'intérieur de la maison comme à l'intérieur de toi-même aussi, c'est-à-dire c'est un corps, oui c'est comme un corps un peu.

Jean-Damien : Pourquoi tu touches ça ?

Éric : ... Je ne sais pas je trouve que c'est physique ce truc... « Est-ce qu'il y a longtemps que vous habitez ici?"... "Un peu plus de quatre ans"... Je trouve que ça n'a pas beaucoup d'importance ce temps, non ? si, et "vous c'est votre premier séjour dans la région ? » - "Oui"_ ce que j'aime beaucoup c'est "c'est mon premier séjour dans la région_" : je ne me réfère pas à une histoire passée d'une certaine façon, je joue au présent. J'aime beaucoup cette espèce de... "J'ai eu une impression en vous regardant pendant le déjeuner une impression bien plus étrange, troublante"... Ce que j'aime bien c'est la pauvreté de ce que c'est le théâtre par rapport à l'illusion. Tu vois, j'aimais bien quand tu as dis c'est un décor d'opéra. Oui, c'est un décor d'opéra dans lequel il y a des petits personnages qui font des choses simples, très simples, très concrètes, claires. Les images, elles fonctionnent toutes seules. C'est vrai que c'est simple. "Nous allons rejoindre les autres". Fin du jeu. "Si vous le voulez". Il ne veut pas évidemment. "Ils doivent être trop loin de nous maintenant". Après elle pousse le truc, vous avez remarqué... C'est impossible de penser ce rapport seulement entre eux deux. C'est un rapport entre deux acteurs qui sont d'accord pour provoquer chez le spectateur le maximum d'attente, le maximum de désir, le maximum d'intérêt, sur une chose dont on ne parlera jamais. C'est une illusion c'est un leurre, ça pourrait durer 10 heures ou 5 secondes et tout notre boulot ça va être de tenir ce truc-là...
Qu'est-ce qu'il y a derrière le rideau, on ne sait pas ce qu'ils font, tout est un leurre_ c'est un mur de tableaux, et derrière les tableaux, encore un tableau. On peut traverser ce tableau, il y a une porte, je l'appelle "la porte d'Alice" à cause de cette robe rose et qu'à la fin elle traverse le tableau, comme Alice au pays des merveilles, elle meurt dans un univers de théâtre, et lui reste probablement seul avec tout ce fatras-là... C'est ça qui me plaît beaucoup.
On ouvre la trappe on ouvre la cave, on n'avait pas vu qu'il y avait un dessous de scène. À un moment je pense qu'elle va faire disparaître le marquis de Weatherend parce que si cette image est là on ne peut plus travailler. À un moment donné il dit : Vous avez fait disparaître le tableau, il est parti... Elle lui dira: "non non il est puni, moi, c'est avec toi que j'ai envie de jouer, c'était un prétexte, un hameçon, un attrape-truc, maintenant que tu es là , tu es derrière le rideau, tu ne vas pas pouvoir repartir facilement de l'autre côté", un truc comme ça...

J'adore le tableau des kilts (le IV).

J'ai le sentiment aussi qu'il y a des moments d'épuisements du jeu. Je ne sais pas exactement les moments toujours mais il y a des moments ou ils jouent, ils jouent, ils jouent, ils jouent, mais ils ne savent plus très bien exactement pourquoi ils ont joué ce qu'ils jouent, ils ont oublié d'où c'était parti quelque fois. Et puis ils s'arrêtent de jouer, et puis quand ils s'arrêtent de jouer c'est là que ça devient dur je trouve, parce qu'il y a un moment qui a été dépassé qu'à partir du quatre il y a un moment qui a été dépassé, elle lui dit : "Non je n'ai pas peur que vous deviniez, vous ne devinerez jamais".

(…)

Et puis après le cinq j'ai l'impression qu'il y a une sorte de séparation, il y a quelqu'un qui commence à être seul qui pose plein de questions et quelqu'un qui lui dit mais non je suis toujours là mais qui n'est plus là, elle fait ses affaires, elle dit adieu à l'endroit_ tu vois son manteau de fourrure elle retourne les tableaux, elle a des activités secrètes, des activités qu'on ne comprend pas, si tu prends la pièce ou la nouvelle c'est quelqu'un qui essaie de faire accéder cet homme à quelque chose, lui montrer qui il est, de l'amener à qui il est et peut être que lui sait très bien qui il est. Il ne veut pas du tout... C'est une histoire de portrait, faire le portrait de... Il y a des choses comme ça_ oui portrait_ des idées que j'avais aussi, je me disais_ sur la lumière_ c'est quelqu'un qui pendant un temps...

Je le trouve passionnant ce personnage, on ne peut pas lui donner une ombre. C'est quelqu'un qui va fuir son ombre jusqu'à un certain moment où il va l'accepter parce qu'on va se rapprocher du nœud, le nœud central c'est le II. Parce qu'il se passe quelque chose entre eux. Parce qu'il fuit son ombre. C'est quelqu'un par exemple qui serait toujours dans l'ombre, toujours à la limite de l'ombre et de la lumière et s'il met un pied dans la lumière il disparaît, ce n'est pas bon pour lui à ce moment-là. Je me disais que la lumière ne tenait pas sur lui. La lumière ne peut pas tenir sur lui tant que lui-même n'a pas décidé complètement d'exister dans un espace dans une situation dans un truc qui tienne le coup, tout est possible... Moi je trouve ça sublime ce texte...

Comment mettre en place un processus qui permette d'être complètement au présent à chaque fois ? Par exemple si je
prends ça : "Voulez-vous continuer ?", et par exemple elle dit : " Vous êtes distrait maintenant" mais "vous êtes distrait maintenant" ça appartient à toute cette série d'affirmations pour essayer de définir quelque chose pour qu'on arrive à quelque chose, parce qu'il n'est peut-être pas distrait. Il peut être au contraire complètement passionné par autre chose ou regarder le public, je ne sais pas... C'est toujours pareil, même le public est distrait... Oui, ce n'est pas à lui, c'est au public que ça s'adresse... «Vous êtes distrait maintenant».

"Je vous disais qu'il y avait des choses_ des choses fascinantes ici, et que j'avais quelquefois l'impression qu'on pouvait passer sa vie à les voir à les regarder sans jamais les connaître qu'elles sont inconnaissables"... Je crois que le nœud c'est toujours de faire venir la question du théâtre sur ce qu'on fait, qu'est ce qu'on est en train de faire. Je crois que la question du théâtre puisqu'il n'y a pas d'objet, puisque l'objet, le sujet-même c'est une illusion pure, c'est comme la question de LA MAISON D’OS, c'est je crois la question de l'existence. Dans LA BÊTE DANS LA JUNGLE qu'est-ce qui existe, qu'est-ce qui n'existe pas, qu'est-ce qui existe à un moment donné et qui n'existe plus, qu'est-ce qui fait que ça existe, tu vois_ cette espèce de va-et-vient entre les deux.

Moi je pensais au début que la question c'était l'amour quand j'ai lu la pièce et bien je ne pense pas que ce soit l'amour. (…) Philinte fait la même chose avec Alceste : comment tu amènes l'autre à jouer et comment il y vient ou comment il y va. Pas comment il a envie. C'est trop douloureux aussi. Tout est ensemble.
(…)

Il faut que l'on parle de tout à fait autre chose il faut que ce soit complètement faux pour que ça devienne un peu vrai et que l'on commence une histoire_ "Oui nous nous sommes déjà rencontrés"_ tu vois ça naît... "maintenant que j'entends votre voix je me souviens de tout"_ "où était-ce ?" là ça commence complètement l'amour, le jeu, le plaisir d'être ensemble. Alors où nous sommes-nous rencontrés ? Merde elle m'aide pas... Alors moi tout seul : "C'était en Italie, il y a des années", tu vois c'est trop, je ne sais pas comment dire... Oui vas-y, oui, oui invente cette histoire... C'est extraordinaire à quel point je me rappelle cette histoire... Il y a quelque chose qui commence à naître en tout cas.

(…)

"La mémoire ne va pas toujours de soi il me semble, il arrive qu'elle soit très lente à revenir il n'empêche que si lente qu'elle soit elle peut être très violente tout d'un coup". On fait référence à ces moments initiaux. Comme dans toute l'oeuvre de Duras il y a un moment initial. Ce moment initial c'est un sentiment et sur ce sentiment tu peux construire toute une oeuvre. Toute la vie on va travailler sur cette chose-là. C'est ce qu'elle fait, elle. Et tu vois, le mec, il faut qu'il y arrive à tout prix : "Mais si, je me souviens comme si c'était hier, écoutez, je vous le prouverai." Elle : "Mais vous n'êtes pas obligé de le prouver"... Il insiste : c'est absolument nécessaire de retrouver ce moment. Et il se plante complètement ! C'est ça que j'adore : les Pemble c'était pas les Pemble, les Boyer c'est pas les Boyer c'était pas à Naples mais à truc ! Tu sens que ce type est pris par un truc qui est plus fort que lui, et parce qu'il a prouvé je dirais physiquement et par son énergie, par son invention qu'il allait mourir si ça ne continuait pas, à la fin elle lui dit : "Voilà, maintenant on peut ouvrir le rideau, maintenant tu peux rentrer un peu plus loin dans l'histoire". C'est là qu'il fait un pas en avant. Ils vont continuer à travailler parce qu'ils ont planté le décor, ils ont dit l'Italie ils ont dit le souvenir, ça y est maintenant ils peuvent commencer à aller plus loin : ce plus loin c'est pour arriver à l'essence à une autre essence qui est concrètement le secret quoi... On va pouvoir rentrer plus à l'intérieur du théâtre. Tu vois ce que je veux dire ? C'est-à-dire jouer ensemble dans un espace qui n'est maintenant plus devant un rideau. Il est un peu plus loin dans Catherine Bertram si tu veux...
[rires]

je ne sais pas tu sens un peu quand je raconte

Jean-Damien : Très très bien...

[rires]

Éric : Bon voilà.

Jean-Damien : Très bien.

Éric : Tu vois, petit à petit cette semaine je vais essayer de te faire sentir un peu comment je rêve ça qui est vraiment loin d'un rapport de couple_ je ne sais pas, c'est des gens qui ont voué leur vie au théâtre, on pourrait faire ça avec de très très vieux acteurs ; si tu veux, d'une certaine façon il y a des gens qui ont l'amour du théâtre et d'autres qui n'ont pas l'amour du théâtre, et moi je crois que c'est comme ça, ça ne s'apprend pas, tu crois pas ça toi?

Jean-Damien : Ah ça je suis sûr. Si. J'en suis convaincu.

Éric : Il y a des gens qui auront ça. Qui l'ont. C'est tout. Ça suffit...Bon allez on va s'arrêter, on va s'arrêter là aujourd'hui ?

Jean-Damien : Oui .