Les Fastes de la parole · Rita de Leteriis · LA DIDONE

Les Fastes de la parole · Rita de Leteriis · LA DIDONE
À propos du librettiste
Dramaturgie
Rita de Leteriis
Écriture et réécriture dans La Didone
Langue: Français
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Les Fastes de la parole

RITA DE LETERIIS

Au début du XVIIè siècle, la littérature italienne avait trouvé dans la virtuosité du CAVALIER MARIN son expression la plus accomplie - son hypertrophique et génial ADONIS (plus de 40 000 vers) était paru à Venise en 1623.

Un jeune et brillant avocat de vingt cinq ans, qui avait eu la chance de lire ce chef d'oeuvre avant sa parution, en reste bouleversé. GIOVANNI FRANCESCO BUSENELLO - tel est son nom - rêvait littérature et deviendra un des membres de l'Accademia degli Incogniti (1) . Il avait étudié le droit avec le grand théologien anti-papiste PAOLO SARPI (critique féroce de la Contre-Réforme tridentine) et suivi, à Padoue, l'enseignement de l'aristotélicien CESARE CREMONINI, représentant de ce courant de pensée qui, niant l'immortalité de l'âme individuelle, ouvrait les portes de ce monde terrestre à qui voulait bien se contenter de ses limites.

De retour à Venise, le noble BUSENELLO se marie, met ses compétences au service de la justice et commence à écrire : des sonnets, des poésies en dialecte vénitien, de longues pages de prose. À la fin des années 30, son amitié avec le librettiste BADOARO, auteur de IL RITORNO DI ULISSE IN PATRIA, éveille son intérêt aux drames destinés à être mis en musique: il participe ainsi à cette féconde aventure tant littéraire que musicale que fut l'opéra dans la première moitié du XVIIè siécle.

Comme il le laisse entendre dans son allégorie L'INCHIOSTRO (l'encre), l'écriture avait toujours été aux yeux de BUSENELLO une véritable recherche du succès auprès de ses contemporains et un espoir d'immortalité. Ce n'est pas par hasard si en 1656, trois ans avant sa mort, il confie ses cinq livrets à l'éditeur ANDREA GIULIANI pour qu'il les imprime sous le titre, modeste et évocateur à la foi, de LEHOREOCIOSE (Les heures oisives).

La conception du théâtre qui sous-tend ses drames implique avant tout la liberté totale du poète: affranchi du respect des trois unités de lieu, de temps et d'action, l'auteur a le droit de "scrivere a modo suo" (d'écrire à sa manière), jusqu'à modifier les fables et même le cours de l'histoire, car "chi scrive soddisfa al genio" (celui qui écrit satisfait à son génie).

LA DIDONE en est un exemple réprésentatif. (1) fondée à Venise en 1640, cette Académie réunit des hommes de lettres qui aspirent à tromper le temps, rechercher dans les vertus le bonheur et jouir de la relative liberté de presse que la ville se ménage encore malgré les rigueurs de la Contre-Réforme. 19

Une trentaine de personnages, entre Troyens, Grecs, Carthaginois et dieux de l'Olympe, défilent sur scène dans une succession sans routine. Il est question de destin, de raison d'État, de la fugacité des choses humaines, de la fragilité de l'homme mais aussi de son audace. L'amour est naturellement le motif qui se prête aux avatars des affects que la musique se doit d'exprimer - ou d'imiter, si l'on veut conserver le vocabulaire aristotélicien dans une esthétique qui en pervertissait profondément le sens.

Ces affects, quant à eux, sur lesquels s'était construit l'édifice même de l'opéra florentin, puis vénitien, avaient été répertoriés en 1650 par le mathématicien KIRCHER : l'amour, la douleur, la joie, la fureur, la compassion, les larmes, la crainte et l'admiration. Toute une palette d'émotions que nous allons retrouver dans les livrets de BUSENELLO Le "dramma per musica" se fonde encore à l'époque sur la déclamation de vastes récitatifs: des vers fluides de onze et sept syllabes, blanc ou librement rimés, épousent par moment des arioso, et laissent une place qui nous paraît parcimonieuse à la mélodie. Il est évident que l'effet est le souci premier et constant de l'opéra : effets musicaux, machineries, coups de théâtre. Mais il est des effets sonores qui ne tiennent qu'à la langue. Et c'est là que BUSENELLO déploie en maître l'éventail du genre.

La tragique Hécube, par exemple, devant la destruction de Troie, ose une émouvante allitération en conjuguant tout simplement le verbe pleurer, puis enchaîne sa plainte tissée de "parole sdrucciole" (c'est-à-dire dont l'accent est placé sur l'antépénultième syllabe) qui égrènent sa douleur dans une sorte de déchirante exclamation sans fin :
"Tremulo spirito flebile languido Escimi subito... 0 souffle tremblant, faible et languide, Expire sur le champ" (1.7).

On pourrait multiplier les exemples où le choix du mètre poétique est signifiant et musical par lui-même. Mais ce qui émerveille chez BUSENELLO c'est aussi sa richesse lexicale : un vocabulaire cru, hardi, poétique, emprunté au domaines les plus divers, mais toujours ancré dans la matérialité, écho de l'idéologie libertine des Incogniti.

Il est vain de rechercher ici les quelques mots clefs qui, répétés sans cesse, cristalliseraient le sens de l'histoire. Le récit accumule détails surprenants et assonances internes. Ainsi, le désespoir de DIDON à l'annonce du départ d'ÉNÉE dit le vertige de la Reine dans une longue liste de verbes qui entraînent toujours plus bas sa dignité royale:
"...et enfin, mon âme sera Un aimant servile Tourné vers le nord divin de ton beau visage. Je dépose à tes pieds Mon titre de reine, J'humilie devant toi ma couronne, Je mets à terre La pourpre et le sceptre, Je plie devant ta grandeur Mes sanglots et mes pensées, A genoux, je me prosterne devant toi, Et si l'humilité, ou les pleurs, ont domicile au plus profond de la terre, Déchue là bas,je te prie et t'imploire: ne me trahis pas, ne me quitte pas mon bien aimé" (III,7).

Le texte enchasse donc nombre de métaphores et roule tout entier sur cette figure fondamentale de la réthorique et de la pensée du Seicento. Ainsi ÉNÉE devant DIDON en larmes: "Reine, sèche à présent Cette pluie argentée Qui tombe de tes étoiles sur mon coeur, Reine, retiens à présent Les perles précieuses, Les tièdes diamants De tes pleurs mal avisés".(III.7)

Quant aux personnages "burlesques", au langage très terre-à-terre et souvent cynique, ils laissent respirer le drame et racontent sur un ton de canzonetta l'épicurisme vénitien des Incogniti que l'on pourrait résumer par l'encouragement d'Anna, jeune soeur de la Reine, à jouir de la vie : "que la chasteté avec ses compas s'en aille mesurer les désirs des pierres insensibles, car la vie n'est que plaisir".

Comment s'étonner, alors, si la triste histoire de DIDON trouve ici un dénouement heureux dans le mariage de la Carthaginoise avec le roi des Gétules ? D'ailleurs, la première entrevue entre la Reine et Iarbe l'avait déjà laissé concevoir : " je serai ta femme en rêve ou en fantaisie" avait déclaré DIDON. N'est-ce pas là, dans la matérialisation du rêve, le programme même de l'opéra baroque ?