Cassandre · Mars 2001 · LA DIDONE

Cassandre · Mars 2001 · LA DIDONE
Beaucoup de très beaux moments dans La Didone de Rousset et Vigner qui demandent à être revus.
Revue spécialisée
C.D.
Mar 2001
Cassandre
Langue: Français
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Cassandre

Mars 2001

Le passage à l'Opéra est devenu l'épreuve nécessaire, tôt ou tard, de tout metteur en scène de théâtre. Ce qui ne signifie pas, d'ailleurs, que le théâtre lyrique ne cultive pas ses propres lois (notamment à cause de la détermination temporelle de la musique) ; mais régulièrement, comme si l'opéra souffrait toujours d'un complexe culturel vis-à-vis du théâtre (telle Marguerite devant Faust), les directeurs invitent les "jeunes loups" de la mise en scène fêtés par la presse culturelle à renouveler le genre... Comme s'il avait besoin d'être "rethéâtralisé". Or, et c'est là le paradoxe, nos nouveaux metteurs en scène, marqués par les leçons, en vrac, de Régy, Dort, Lassalle et Griiber, sont les apôtres d'une sagace "déthéâtralisation" de la présence spectaculaire.

Comment ces jansénistes de la scène contemporaine peuvent-ils s'accommoder de l'hystérie implicite de la vocalité ? Car à l'opéra, le chant agit comme le rire au boulevard : c'est une force fusionnelle, hallucinatoire, qui empêche le public d'exercer sa part d'interprétation dans le processus critique de la mise en scène.

VIGNER et Pitoiset traitent-ils la "bête lyrique" avec moins d'humanité que le comédien parlant et réfléchi qui témoigne de son rôle au lieu de l'incarner, de le baver? Nous font-ils encore le coup de "l'opéra, genre à l'agonie" dont on ne pourrait mettre en scène que le crépuscule?

Le parallèle entre la carrière de Pitoiset et celle de VIGNER est intéressant: tous les deux nous ont d'abord séduits il y a (déjà) une décennie grâce à des relectures fortes, insolites, de quelques grands textes. VIGNER nous a enchantés avec La Maison d'Os de Dubillard et La Pluie d'été de Duras ; Pitoiset avec Timon d'Athènes de Shakespeare, Oblomov de Goncharov et l'Urfaust de Goethe. Ensuite, leurs recherches respectives ont rendu leurs trajectoires moins lisibles (sinon visibles, en terme de circuits de production, de l'étouffoir de théâtres provinciaux lointains, à l'éteignoir de la Comédie-Française). On les a adorés, puis perdus de vue...

Même si Pitoiset présente sa vision d'Othello au public du Théâtre de Chaillot, il faut aller à Lorient pour voir l'interprétation décapante du Rhinocéros de Ionesco façon VIGNER'. En même temps, cet hiver, l'Opéra Bastille reprend la production du Don Giovanni de Mozart signée Pitoiset, tandis que l'Opéra de Lausanne crée la Didone de Cavalli selon VIGNER. Manifeste du passage de Dominique Pitoiset à la régie lyrique, ce Don Giovanni avait fait scandale il y a deux saisons auprès de la critique ; il est donc opportun de le découvrir longtemps après la bataille, sans parti pris. Dès la première scène, on reconnaît la "griffe Pitoiset " au plateau fortement incliné, aux lumières blafardes et aux costumes de l'Allemagne préromantique... Un Faust déguisé en Don Juan? Hélas, sur la trop vaste scène de la Bastille, la retenue gestuelle des comédiens se dégrade en statisme de chanteurs apeurés ou ennuyés... Le concept minimaliste volera en éclats lors de la dernière scène, quand la damnation du héros ramènera son jeu aux gesticulations en large chemise blanche devant les flammes de la tradition. C'était bien la peine de garder son calme et son sérieux pendant trois heures pour en arriver là! Ou alors, c'est le comble de l'ironie... À l'image du décor qui (re)présente une fois de plus l'envers du spectacle, les coulisses gigantesques d'un théâtre, etc. Le démontage progressif du plancher, annonçant la chute prochaine de Don Juan, tient lieu de "déconstruction".

"Déjà vu". Dominique Pitoiset, indifférent à la babélienne dramaturgie que recèle cet inépuisable chef-d'oeuvre, s'est contenté de plaquer un look minimaliste très convenu sur la grosse machine ronronnante de l'Opéra de Paris. Le travail théâtral n'entretient pas la moindre relation avec la direction musicale d'Ivor Bolton (d'ailleurs molle et sans la moindre originalité, effet de l'esprit routinier de l'orchestre).

En revanche, à Lausanne, le théâtre est petit, les chanteurs sont proches, le public participe à la création d'une atmosphère confidentielle et la mise en scène d'ÉRIC VIGNER n'est pas le cache-misère d'une machine impavide à faire chanter le répertoire ! Elle dépend en profondeur de la conception musicale de Christophe Rousset. La communauté spirituelle entre le musicien et l'homme de théâtre est un événement si rare qu'on n'ose même plus le réclamer... C'est ce qui souligne la réussite d'une telle collaboration : on a le droit de détester le parti pris mélancolique et introspectif de cette nouvelle lecture du baroque vénitien, mais la cohérence esthétique entre musique et théâtre est une évidence. Et les références rigoristes de VIGNER ont beau être du même ordre que celles de Pitoiset, le résultat artistique de sa première "mise à l'épreuve lyrique" est donc éblouissant — si l'adjectif pouvait convenir à cet art du clair-obscur, de l'esquisse, du geste suspendu dans le mouvement de la délibération musicale ("La musique, c'est du bruit qui pense" affirmait le dramaturge Hugo).

Les opéras vénitiens du milieu du XVIIe siècle laissent une grande liberté d'invention au directeur musical ; en choisissant l'instrumentation, le chef d'orchestre invente couleurs et reliefs dans une action dramatique très vive et bavarde, à la manière du premier théâtre baroque italo-espagnol. D'habitude, on ne fait ainsi que souligner la piaffante raillerie des personnages secondaires en isolant deux ou trois airs pathétiques dans un flot de pittoresque à la commedia dell'arte... René Jacobs et Jean-Louis Martinoty sont les maîtres de cette esthétique de la dissipation cynique des premiers opéras baroques. Rousset, lui, se distingue par une conception intimiste de l'accompagnement, comme s'il était le premier à prendre au sérieux les tragédies intimes qui se jouent dans le double veuvage d'Enée et de Didon.

C'est l'histoire d'un quatuor endeuillé... qui s'achève par la célébration d'un mariage imprévu, réalisation du désir "comme dans un rêve". Selon les ambiguïtés du style élégiaque, la direction d'acteurs n'a pas de mal à s'imposer dans la tonalité froide du Kammerspiel, où l'hystérisation du jeu n'a pas de raison d'être. Le "gros bazar" du grand opéra a disparu dans les dessous, écrasé par le rhinocéros qui obstrue le plateau... Ruine de décor scénographiée par VigneR lui-même, dont les effondrements et les échelles promènent les personnages (presque toujours visibles, en attente) d'un plan à l'autre du récit, avec une fluidité, une évidence quasi "naturelle". À travers la dimension onirique qui nimbe toute la tragédie (tant pis pour les bouffonneries vénitiennes), les fantômes de la représentation communiquent, se touchent, avec une grâce surnaturelle.

Image inoubliable : le spectre de la femme d'Énée, disparue lors de la prise de Troie, lui apparaît, non du haut d'une machine infernale, mais la tête doucement posée sur ses genoux... Et le chant n'est plus hurlement prédicatif, mais tendre et nostalgique aveu. À la grâce d'une situation aussi forte, la direction d'acteurs a beau jeu d'effacer la moindre grimace psychologique sur deux visages apaisés.

Des moments aussi beaux, il en existe beaucoup dans la Didone de Rousset et VIGNER... Mais les nuances, les ambiguïtés d'un tel spectacle, vu une seule fois, sont rebelles à l'analyse. Il n'en est que plus nécessaire de réclamer sa reprise à Paris la saison prochaine, en alternance avec le Rhinocéros de Ionesco conçu à Lorient dans le même décor unique. À Paris, Lausanne ou ailleurs, quand avons-nous déjà eu l'occasion d'assister à une telle expérience de recoupement, de partage, entre théâtre et opéra?
Jamais.