Libération · 30 septembre 2002 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)

Libération · 30 septembre 2002 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)
C'est bien que Savannah bay soit interprété là à nos oreilles — même si à nos yeux, ce n'est pas ça.
Presse nationale
Critique
Mathilde La Bardonnie
30 Sep 2002
Libération
Langue: Français
Tous droits réservés

Libération

30 septembre 2002 · Mathilde La Bardonnie

Savannah Bay de loin

Un silence se fait, pèse.
L'idée même d'un silence pesant n'existe pas au théâtre, encore moins chez feu Marguerite Duras, qui commença par adapter Strindberg et Tchekhov avant d'écrire pour la scène vers 1965. Sa renommée de dramaturge vint en 1968, lorsque Claude Regy monta L'Amante anglaise. Suivraient d'autres canevas de passion, exil, deuil. Cet automne, la dernière pièce de Duras est montée par Éric Vigner.

Silences.

Des mots sur les souvenirs d'amour d'une actrice se retournant sur son parcours. La réminiscence d'un suicide le jour de la naissance. Au-dehors la mer, et dans l'eau une pierre blanche. Ce dialogue inquiet sur l'oubli fut inventé pour Madeleine Renaud et Bulle Ogier, qui le jouèrent en 1983.

Un autre silence va planer. Le souvenir de la pièce au Rond-Point pique les yeux. Ce refrain de Piaf par la vieille comédienne: "C'est fou ce que je peux t'aimer, c'que j'peux t'aimer des fois."

Chez Molière, Savannah Bay prend corps quand disparaît le rideau de grosses perles coupant le plateau sans le partager. Sur le côté, une cloison à caissons réverbère une lumière blanche. Au fond de la cage, l'agrandissement du visage de Duras au terme de son passage sur terre, considérant tendrement la soeur d'Eric Vigner l'année où celui-ci adapta la Pluie d'été. Les derniers mots de la chanson affleurent, en cantilation, celle qui prononce "Mon amour, mon amour" va bientôt dire: "La pièce ne sera jamais écrite. Alors autant mourir:"

Elle est la plus âgée des deux femmes face à face. Elle a le visage sculptural, la voix virtuose, de Catherine Samie, doyenne de la Comédie-Française: Madeleine. Aux trois mots détachés, "alors, autant, mourir", Catherine Hiégel répond: "Autant vivre, pareil." Avec la même application, elle s'agenouillait plus tôt aux pieds de son aînée. Mais Hiégel est-elle assez juvénile, subjuguée et vulnérable, pour incarner la visiteuse éveilleuse de souvenirs, fille devenue adulte d'une jeune femme qui aurait été la fille de Madeleine noyée le jour de ses couches?

Parasitage.

Quand elle passe sur sa robe rouge un imperméable blanc, on pense à une infirmière. L'inoubliable duo Renaud-Ogier, ou la figure de Gisèle Casadessus dans cette partition avec Martine Pascal (sa fille dans la vie), parasite la perception de la magistrale Samie. En dépit de sa tunique synthétique, elle emporte l'auditoire: "La salle a payé et on lui doit le spectacle." Ou: "Rien n'est jamais joué, précisément au théâtre." Et de continuer: "J'ai vu de grands acteurs se tromper de pièce. .. et personne pour s'en apercevoir ( Un temps). Tout communique au théâtre, toutes les pièces entre elles." Alors, c'est bien que Savannah bay soit interprété là à nos oreilles — même si à nos yeux, ce n'est pas ça.