Le Figaro · 14 septembre 2002 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)

Le Figaro · 14 septembre 2002 · SAVANNAH BAY (Comédie-Française)
La comédienne aux sabots.
Presse nationale
Avant-papier
Marion Thébaud
14 Sep 2002
Le Figaro
Langue: Français
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Le Figaro

14 septembre 2002 · Marion Thébaud

TRAIT POUR TRAIT. Avec Catherine Samie, Mme le Doyen, "Savannah Bay" de Duras entre au répertoire de la Comédie-Française

La comédienne aux sabots

À la Comédie-Française, les comédiens qui prennent l'ascenseur ne descendent pas au premier, deuxième ou troisième étage, mais à Talma, Rachel, Samson, du nom des grands anciens. Catherine Samie s'arrête à l'étage Mars. C'est sur ce palier que la moins belliqueuse des sociétaires de la Comédie-Française a sa loge, petite, lumineuse, la fenêtre donnant sur le jardin lu Palais-Royal. "Je n'en ai jamais changé."

Depuis 1956, date d'entrée dans la troupe, Catherine Samie n'a jamais faussé compagnie à ses camarades. Aujourd'hui, elle est le doyen de la troupe : "J'essaie d'être à l'écoute. C'est merveilleux de tendre à l'harmonie. Si les hommes pouvaient penser un peu plus qu'ils sont mortels, que disparaître peut leur arriver d'un instant à l'autre, la vie serait différente, ils ouvriraient plus grandes leurs mains. Je ne sais toujours pas ce qu'on fait sur terre."

Ce ne sont pas des mots. C'est écrit dans son corps qu'elle porte encore beau, malgré la fatigue, les chagrins, les soucis, sur son visage au front vaste, bombé, dans son regard clair, large, ouvert. Une femme authentique habillée sans coquetterie, une comédienne qui enlève le masque, sans fard. Une personnalité rare. "Je ne savais pas quoi faire de moi." À l'en croire, elle a passé le concours d'entrée du centre dramatique de la rue Blanche par hasard.
"J'étais aussi haute que large, j'ai passé une scène de Célimène, la scène des portraits, avec Guy Bedos qui me donnait la réplique et j'ai été reçue." Elle pesait 82 kilos. La vie et son cortège de passions modèleront cette silhouette bien charpentée qu'elle a promenée de rôle en rôle, de la môme Crevette de Feydeau à Madame Argante des Fausses Confidences, pour aborder aujourd'hui le rôle créé par Madeleine Renaud dans Savannah Bay de Marguerite Duras, au côté de Catherine Hiegel dans une mise en scène d'Éric Vigner.

Près de vingt ans après la création, la pièce entre au répertoire. C'est un événement, mais Catherine Samie préfère ne pas trop y penser. "J'ai bien trop le trac pour m'angoisser encore davantage. La pièce a été écrite pour Madeleine Renaud. Je n'y pense pas. De toute façon, en règle générale, je ne comprends pas. Je perçois par moments. Je m'y mets doucement." Modeste, humble même.
Jamais elle n'a claqué la porte, rendu un rôle, toujours présente pour trois phrases ou un rôle- titre. "Je dois tout à cette Maison. J'y ai été engagée après un prix au Conservatoire dans Dorine, je crois. Annie Girardot avait quitté la Maison pour tourner un film, je l'ai remplacée au pied levé dans Lisette de L'Ecole des maris et je n'ai plus arrêté de reprendre des rôles. On sortait de la guerre, on était heureux de voir que la vie reprenait."

Elle dit n'avoir jamais tant ri que dans la classe de Pierre Dux, au Conservatoire, où Jean-Paul Belmondo égayait ses camarades. "Il était épatant. Il se jetait du balcon pour jouer l'entrée de Don César de Bazan dans Ruy Blas. C'était un phénomène." Pierre Dux, "un merveilleux administrateur", hante son passé. Elle en garde un souvenir ému. "Il était sévère. On l'appelait mon colonel, mais il était présent. Il était partout, en coulisses, dans son bureau. Il assumait tout. Et quand il jouait une pièce avec nous, il redevenait le camarade, un partenaire avec lequel c'était un bonheur de jouer."

Cette Maison, microcosme de la société, est un bon champ d'exploration. Témoin de querelles de couloir, de prises de pouvoir, de règlements de comptes, elle est aux premières loges mais elle reste en dehors, proche des siens. Catherine Samie est également une soeur, une fille, une mère préoccupée par sa famille. On l'a toujours vue un cabas à la main vaquer dans le quartier entre le Palais-Royal et les Halles. Elle ne vit pas dans sa tour d'ivoire. C'est peut-être ce qui rend ses interprétations si humaines, proches de nous. Cette femme aux cheveux blancs avec son phrasé si musclé, on a l'impression qu'on la connaît depuis toujours. Elle est l'ancêtre, moitié rebouteuse, moitié druidesse, la femme aux sortilèges, la comédienne aux sabots.

"Les gens ont peur. C'est la raison de la haine qui les poussent les uns contre les autres. Cette histoire de survivre coûte que coûte les angoisse". Elle donne de son temps pour apai- ser et s'inquiète pour les jeunes générations. "Tout va trop vite. Les jeunes ont une vie épouvantable. Que leur propose-t-on ? Des stages. Ils n'ont plus le temps d'engranger d'une façon physique. On leur dit qu'ils n'existent pas, c'est lamentable. Mais pour exister il faut avoir le temps de se construire. Moi j'ai eu la chance de vieillir. J'ai eu un temps de vie. J'ai eu le temps d'apprendre."