La Tribune · 7 octobre 1999 · L'ÉCOLE DES FEMMES

La Tribune · 7 octobre 1999 · L'ÉCOLE DES FEMMES
Au jeu du procédé dans la mise en scène, tous les acteurs donnent pleine mesure.
Presse nationale
Critique
Jean-Pierre Bourcier
07 Oct 1999
La Tribune
Langue: Français
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La Tribune

7 octobre 1999 · JEAN-PIERRE BOURCIER

Molière et la tectonique des sentiments

Petite querelle autour de la nouvelle production de L'ÉCOLE DES FEMMES à la Comédie-Française. Rien d'aussi tranchant que celle de 1662, après les premières représentations de la pièce de MOLIÈRE. À l'époque, les propos de l'auteur avaient le don d'irriter les dévots et les précieux. Aujourd'hui, c'est la mise en scène d'ÉRIC VIGNER, avec ce parti pris d'installer ses comédiens dans un jeu proche du Nô japonais, qui énerve ou ennuie certains. Trop lent le traitement. Pas assez facétieux le jeu. La comédie doit faire rire, la parole doit sonner calembour et la mise en scène doit zapper entre effets sonores et visuels. Ben voyons !

Farce détournée. C'est vrai. VIGNER prend MOLIÈRE à la bouche avant de le mettre en gestes. Il dissèque les vers pour mieux les faire entendre, et les souligne de quelques mesures bien senties par un trio de musiciens installés dans le décor. Il détourne la farce pour mieux exhiber les bombes à retardement de la pièce qui pètent depuis plus de trois siècles. Deux mots de l'histoire. L'homme mûr (le barbon), Arnolphe, annonce son mariage avec Agnès à son ami Chrysale. Près de treize ans qu'il manigance l'affaire en élevant (!) à l'écart du monde, et selon ses principes à lui, cette jeunette qui avait 4 ans quand il l'a choisie. Il fait le beau, persuadé que sa "chose" ainsi créée de toutes pièces sera forcément fidèle, pas pimbêche et peu curieuse des questions existentielles. Chrysale a beau le prévenir du pire, rien n'y fait. C'est ce qui arrive justement avec le jeune Horace, fils d'Oronte (un ami d'Arnolphe), dont la vie croise celle d'Agnès. Les jeux d'amour ne s'apprennent pas... Et les deux tourtereaux, aidés par leurs (vrais) pères respectifs, finissent par déjouer le stratagème du barbon. Qui part en courant dans un cri de désespoir absolu vers un ailleurs qui peut être suicidaire.

De la comédie ? Effectivement. Parce qu'il y a tromperie, d'autant plus drôle que le (virtuellement) cocu est dès le départ pris à témoin par l'amoureux transi d'Agnès, qu'il y a retournements de situation et une gestuelle grotesque (surtout des valets). Mais MOLIÈRE parle aussi de conflit de génération, du complexe de la "naissance" (Arnolphe s'achète un nom, de la souche), de la condition féminine, et encore de la folie de l'homme qui se veut l'égal d'un dieu, croyant créer l'innocence alors qu'il y a peut-être rêve d'inceste. ÉRIC VIGNER a donc choisi. Il donne à entendre (physiquement) tout cela comme pour prévenir que ce monde reste prisonnier des tremblements tectoniques des sentiments.

Lenteur didactique. Et il réussit. Les comédiens déroulent les vers avec une certaine lenteur didactique, se campent souvent face au public comme pour un sermon (surtout Arnolphe) et engagent une gestuelle ralentie à la limite de l'arrêt sur image. Y a-t-il trop du procédé dans la mise en scène ? Sûrement. Les plus jeunes rechigneront. Mais à ce jeu, tous les acteurs donnent pleine mesure. Bruno Raffaelli est un Arnolphe qui fera date. Éric Ruf (Horace) virevolte au rythme des battements de coeur de l'amoureux, alors que la jeune Johanna Korthals Altes (Agnès) déchire sa chrysalide avec la brutalité de l'innocence. Superbe Catherine Samie en servante (Georgette) au bord de la débilité. Un regret : le décor, échafaudage digne d'une salle de gym, n'est pas assez exploité.