Carnet de Théâtre · Décembre 1991 · LA MAISON D'OS

Carnet de Théâtre · Décembre 1991 · LA MAISON D'OS
Transformer la mort en féerie.
Revue spécialisée
Déc 1991
Carnet de Théâtre
Langue: Français
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Carnet de théâtre

décembre 1991

LA MAISON D'OS de ROLAND DUBILLARD

"Les principes de base: un auteur génial, une troupe, un théâtre!", affirme tranquillement éric Vigner. Il a fondé la compagnie Suzanne M. ("une femme qui est morte me laissant seul") avec vingt-deux jeunes comédiens enthousiastes issus des grandes écoles dramatiques. Il a choisi le chef-d'oeuvre d'un grand auteur méconnu et l'a monté d'abord dans une usine désaffectée d'Issy-les-Moulineaux, puis dans les profondeurs solitaires de la Défense, afin d'y inventer un théâtre nouveau, supprimer la division scène-salle, imposer la présence charnelle des acteurs, établir un rapport direct avec le public, afin qu'il ne soit plus seulement spectateur mais fasse partie de l'oeuvre jouée. "S'adresser au corps des spectateurs comme corps intelligent", dit-il; et encore : "J'ai envie de saisir le public, de le prendre par la douceur. Comprendre, c'est sentir et éprouver."

Il n'a pas choisi la facilité. La Maison d'Os (plus jamais montée depuis 1962) est une oeuvre un peu folle, à la fois démesurée et secrète, une loufoque méditation sur la mort et la solitude. Poirot-Delpech écrivit, lors de la création: "C'est beau comme un dialogue socratique dans lequel s'exprimerait l'univers d'Edgar Poe." Mais on dirait plus volontiers: c'est Beckett joué par le père Ubu, avec Pascal et Kafka dansant la gigue à l'arrière-plan!

Le sujet de La Maison d'Os (selon Dubillard lui-même) "est l'agonie d'un vieillard très riche, entouré d'une quarantaine de domestiques pour qui la question n'est pas là"! Parmi les domestiques il faut compter médecins, prêtres et avocats, qui se mélangent à la valetaille ahurie, désinvolte et galopante, saisie de panique ou d'hilarité, passant de l'insolence à la platitude ou à la compassion, dans une agitation perpétuelle proche de l'immobilité, disparaissant sans bruit dans des trappes ou surgissant du sol comme des marionnettes, au milieu des ombres de l'immense plateau environné de béton et de menaces. Les trois dimensions sont présentes, car on grimpe aussi à l'étage du dessus par une échelle étroite pour rejoindre le terrible Maître qui agonise invisiblement pendant la plus grande partie de la pièce.

Le bâtiment tout entier est comme un cadavre habité par les vers. "Le corps est une maison, toute maison est une sorte de carcasse, et dedans il y a l'existence", dit Dubillard. Il s'agit donc aussi d'une méditation sur le dehors et le dedans du corps, sur l'âme et le squelette. Ça grouille de douleur, de drôlerie, d'irrévérence, les vingt-deux jeunes comédiens se démultipliant en quarante personnages avec une vitalité inouïe, dans un clair-obscur de fumées et de lumières, d'où il semble que l'impossible puisse toujours renaître, au milieu même d'une intense rigolade.

Et par on ne sait quels interstices encore s'échappent des lueurs d'une insaisissable, inconsolable tendresse. "La mort en soi, ce n'est pas important; ce qui est embêtant, c'est qu'il y ait des gens qui meurent auxquels on tient et qui nous laissent dans l'abandon." Il fallait beaucoup de pudeur, de vitalité géniale chez l'auteur, et toute la jeunesse inspirée de la Compagnie Suzanne M., pour transformer la mort en féerie.