Le Quotidien · 3 juin 1994 · LE JEUNE HOMME

Le Quotidien · 3 juin 1994 · LE JEUNE HOMME
Audureau : un poète qui a consacré sa vie à l'écriture, qui s'est brûlé à ce seul exercice, écrire. Et qui a lutté. Pour vivre.
Presse nationale
Avant-papier
Armelle Héliot
03 Juin 1994
Le Quotidien
Langue: Français
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Le Quotidien

3 juin 1994 · Armelle Héliot

JEAN AUDUREAU : le printemps d'un poète

Aubervilliers le célèbre en quatre spectacles

C'est Brigitte Jaques et François Régnault, qui dirigent le théâtre de la Commune-Pandora d'Aubervilliers, qui l'ont souhaité; et c'est une très heureuse initiative: un véritable festival consacré à l'écrivain qui a eu l'honneur, il y a un peu plus de dix ans, d'entrer au répertoire de la Comédie-Française. Entre les fidélités, incarnées par Jean-Louis Thamin et Tania Torrens, Pierre Vial bien sûr, et les découvertes par de jeunes metteurs en scène, tels que Pascal Rambert et éric Vigner, AUDUREAU est heureux.

C'est un homme frêle et gracile qui a toujours gardé une silhouette d'adolescent. C'est un homme doux et discret dont les yeux fendus en amande laissent filtrer quelque chose de malicieux. Le temps a passé, bien sûr, et au fil des jours les cheveux se sont clairsemés, mais rien qui puisse altérer l'architecture ferme du visage, pommettes hautes, nez fin, sourcils arqués qui donnent à l'expression générale quelque chose d'un enfant étonné. Un être naturellement aristocratique, JEAN AUDUREAU qui fêtera ses soixante-deux ans le 2 juillet prochain, après ces journées magnifiques qu'ont choisi de lui offrir Brigitte Jaques et François Régnault et tous les artistes engagés dans l'aventure. Une aventure, oui, que ce Festival AUDUREAU.

Mais, au fond, toutes les créations de ces pièces ont été marquées par la passion, l'engouement fervent de metteurs en scène, d'acteurs, de responsables d'institutions qui se sont battus souvent pour imposer ses textes. Ces beaux textes, vivaces et personnels, ces beaux personnages qu'il n'aime pas abandonner et que l'on retrouve parfois, de texte en texte, de pièce en pièce. Une œuvre brève et dense que celle de JEAN AUDUREAU. Une oeuvre qui lui ressemble: sans gras, sans emphase, ce qui ne veut pas dire sans lyrisme. C'est un poète. Un homme qui a consacré sa vie à l'écriture, qui s'est brûlé à ce seul exercice, écrire. Et qui a lutté. Pour vivre. Manger simplement. Mais cela, il n'en parle pas. Il a sa fierté, AUDUREAU. Mais l'on devine bien tout ce à quoi il lui a fallu renoncer pour vivre en écrivant. Et il parle avec humour, d'ailleurs, de tous ces petits métiers qu'il a dû exercer pour pouvoir se livrer tout entier à cette belle fatalité, à son métier de vivre, écrire.

Qu'est-ce qui fait qu'un jour on largue tout, on quitte sa famille et l'on vient à Paris, dans les marges de la ville, et que l'on décide que sa vie ne sera qu'écriture? AUDUREAU doit bien savoir ce qui a tout déclenché. Mais il a trop de pudeur pour que l'on veuille savoir. Mais il y a l'enfant, pas de doute, il y a cette enfance dans le rêve romanesque et secret de la littérature. Ce pays où l'on n'arrive jamais vraiment parce que, toujours, il faut recommencer, continuer. Poursuivre comme on poursuit ses chimères.

Il a écrit très tôt. Et continuement. "Je suis venu au théâtre d'une manière complètement naturelle et innocente. J'ai écrit très jeune, et tout ce que j'écrivais, les nouvelles, les récits, les poèmes, s'appuyait sur une matière dialoguée qui appelait en quelque sorte le théâtre. J'ai toujours beaucoup aimé le spectacle, les scènes. Dans le pays de mon enfance, à la frontière de l'Anjou et du bocage vendéen, il n'y avait évidemment pas énormément de théâtre. Mais de petits cirques passaient, et j'étais fasciné. J'aimais aussi, et j'ai toujours beaucoup aimé le music-hall. à Cholet, à Nantes, passaient les tournées parisiennes, les galas Karsenty. Souvent des opérettes ou des pièces de boulevard. Mais c'était toujours beau pour moi, toujours bon! Parmi tout ce que je voyais, il y avait des productions minables, et d'autres plus prestigieuses, mais je ne faisais pas de différence. Cela me plaisait."

Pendant ce temps-là, celui qui souffre à l'école, discerne très tôt la perversité de la discipline, lit Tolstoï, Flaubert, les plus grands. Il a à peine plus que l'âge de raison. "Lorsque j'ai décidé de partir pour Paris, c'était avec l'idée que j'écrirai. Et j'ai pu assouvir ma passion du spectacle." Scènes, pistes, plateaux, tout le séduit. Il vit à Saint-Ouen dans un petit hôtel meublé qu'il ne quittera pas de si tôt... "C'est étrange car si je ne pensais qu'à écrire, je n'imaginais pas, il faut bien le dire, que j'en ferai un métier... Et puis un jour je me suis dit qu'il fallait que j'aille au bout de quelque chose, que j'écrive une pièce. Et ce fut à Memphis il y a un homme d'une force remarquable. Je vivais donc dans ce petit hôtel meublé de l'avenue Gabriel-Péri à Saint-Ouen. Je ne connaissais personne, mais j'avais mes admirations. Alors j'ai photocopié mon texte en cinq exemplaires et je l'ai envoyé à cinq personnes. Par la Poste. C'était en 1965. Tous les cinq m'ont répondu. André Barsacq, Hubert Gignoux qui était à Strasbourg, Maurice Sarrazin, à Toulouse, Antoine Bourseiller qui à l'époque était au théâtre de Poche-Montparnasse, et Peter Brook qui lui était encore à Londres mais qui commençait à être très connu ici, aussi bien par le théâtre des Nations que par son travail dans les théâtres privés. J'ai donné la pièce au premier qui m'a répondu. Ce fut Antoine Bourseiller."

C'était hier... Il y a trente ans, presque. Mais hier par la fraîcheur du souvenir. Ah! prendre le métro à Saint-Ouen pour aller à Montparnasse à la rencontre d'un metteur en scène qui a aimé votre première pièce et vous a dit, déjà, qu'il pourrait la monter dans un an... On imagine la fièvre d'un AUDUREAU de trente et quelques années... "Bourseiller m'a tout de suite dit que d'abord le titre lui avait plu! Et ensuite qu'il avait aimé ce texte, cet univers. Pour moi c'était extraordinaire, bien sûr, et j'allais au Poche où je rencontrais Chantal Darget, Sami Frey et Jean-Luc Godard aussi qui était un ami très proche de Bourseiller."

Le spectacle fut créé en 1966 à l'hôtel de Sully, dans le cadre du Festival du Marais, alors très florissant. à l'affiche, Marcelle Ramson, Raymond Jourdan, Jean-Pierre LéAud, Maria d'ApparEicida. Dès cette époque quelques critiques attentifs remarquent cette langue particulière, cette façon personnelle de raconter une histoire et louent la puissance des personnages... Hubert Gignoux, qui lui aussi a beaucoup aimé la pièce, l'invite à Strasbourg.

"On ne parlait pas encore de "résidence d'écrivain", mais c'était cela que m'offrait Gignoux. Il avait mis à ma disposition une chambre et je n'avais aucun souci matériel. Mais je me dispersais. Je me laissais distraire par la vie du théâtre... Et j'ai réintégré ma chambre meublée de Saint-Ouen. Pour écrire, j'ai vraiment besoin de solitude. Ce fut le Jeune Homme. Et la même démarche. J'ai envoyé le texte par la Poste à Jacques Lemarchand qui était chez Gallimard. Il a été emballé et a décidé de l'éditer. Roger Blin voulait la monter. Il l'a fait lire à Barrault qui était alors au Récamier, mais il a dû partir alors et, malgré la détermination de Blin, cela n'a pu se faire. Mais il y avait déjà de jeunes metteurs en scène pour s'intéresser à moi... comme aujourd'hui. Et c'est Pierre Vial, qui, à Saint-Etienne, a organisé une lecture. Pierre Debauche l'a ensuite montée à Nanterre..."

Dans la distribution, de jeunes interprètes d'avenir : Nicole Garcia, Pierre Arditi, Patrick Chesnais. Et Debauche lui-même. C'est en 1973. La critique est partagée. Si Sandier et Lemarchand aiment beaucoup le texte, même eux ont quelques réserves sur le spectacle lui-même. Beaucoup de critiques n'entendent pas la voix d'AUDUREAU.

Comme les autres pièces de l'écrivain, le Jeune Homme sera repris, plus tard. Dominique Quehec en donnera sa propre version en 1981, tandis qu'à Memphis il y a un homme d'une force remarquable est monté la même année à l'Odéon dans une mise en scène d'Henri Ronse qui avait déjà proposé une version de la pièce en 1977. Cette fois, ce sont les comédiens-français qui jouent AUDUREAU.
Comme ils le joueront quelques années plus tard en créant Félicité, salle Richelieu. Là, encore une histoire d'amitié et de passion. Celles de JEAN AUDUREAU pour Un coeur simple, d'abord, texte qu'il a lu "tout gamin", comme il le dit, vers neuf-dix ans. Pourquoi, des années plus tard, un tel texte a-t-il pu s'imposer à la conscience du poète, jusqu'à lui en faire reprendre les "personnages", il ne le sait pas lui-même. Il se souvient simplement de la puissance avec laquelle Flaubert s'est emparé de lui, cette histoire s'est emparée de lui. Il constate, amusé, son chemin souterrain. La place nous manque pour exposer les détails de la naissance à la scène de Félicité. Cela passe par Jacques Baillon, Jacques Toja et Jean-Pierre Vincent, qui, administrateur général, a voulu (et il a eu du courage, du coeur autrement dit, et on ne peut que l'en louer) que ce texte-là soit créé salle Richelieu et soit inscrit au répertoire.

Une création qui ne s'est pas faite sans tumulte: à l'époque, il fallait, pour certains, briser Vincent. On n'oublie pas, et pour ne parler que de cet autre cas, que l'arrivée d'Audiberti déclencha les foudres d'un certain public... Un grand et beau et inoubliable spectacle accueilli dans la tempête, cela vous consolide un rayonnement, et aujourd'hui Félicité appartient à la légende et les interprètes d'AUDUREAU, Denise Gence, Catherine Samie, Françoise Seigner, François Chaumette et les autres, Anne Consigny, Jean-François Lapalus et David Bennent, sont là pour ne pas oublier. Comme le public qui n'a gardé que la sourde puissance d'une histoire bouleversante mise en scène avec tact et force.

On ne peut, ici, fixer toutes les étapes, sinon vous dire simplement comment l'artisan AUDUREAU travaille : debout souvent, devant sa table, avec quelques objets fétiches, des règles (essentielles), des crayons de couleur, des ciseaux, du ruban adhésif : "J'écris comme on fait une table, un meuble. Les manuscrits se multiplient. Il y a des flèches, des pièces rapportées, à la fin cela ressemble plus à un dessin qu'à un manuscrit ordinaire. Oui, cela ressemble à des dessins abstraits. C'est changé, transformé, surchargé."

Vingt fois sur le métier... Il connaît la chanson, AUDUREAU. Il sait aussi que sans cesse il faut reprendre, remettre ses pas dans les mêmes sillons... Il le fait ce printemps : Pierre Vial propose LA LÈVE, texte créé par Henri Ronse (et joué à la radio par Alain Cuny, Laurent Terzieff, Catherine Sellers). Jean-Louis Thamin, qui créera en 1995 Hélène, dernière pièce de l'écrivain, monte Katherine Barker, une version d'à Memphis..., éric Vigner a choisi le Jeune Homme et Pascal Rambert qu'AUDUREAU avait connu à Nice (chez Thamin) à l'époque de Félicité met en scène... Félicité. La jeunesse vient à la jeunesse. Les souvenirs sont "fragiles comme jardins de verre". Rien ne peut les détruire.