Le Monde · 5 janvier 1999 · MARION DE LORME

Le Monde · 5 janvier 1999 · MARION DE LORME
Découvrir, produire, accompagner, ÉRIC VIGNER remet partie de son propre avenir dans la jeune création.
Presse nationale
Avant-papier
Jean-Louis Perrier
05 Jan 1999
Le Monde
Langue: Français
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Le Monde 

5 janvier 1999  · Jean-Louis Perrier

ÉRIC VIGNER, le refondateur de Lorient

Le metteur en scène du Centre dramatique de Bretagne conduit Marion de Lorme à Paris

TOUT EN RÉPÉTANT L'Ecole des femmes à la Comédie-Française (première prévue le 27 février), ÉRIC VIGNER présente au Théâtre de la Ville (Le Monde du 12 octobre 1998) une MARION DE LORME qui est un manifeste. Pour lui, Hugo et Molière représentent la "poursuite d'un même travail" lancé depuis sa base arrière de Lorient, où le metteur en scène (trente-huit ans) du Centre dramatique de Bretagne (CDDB) a su, en seulement trois saisons, donner au port breton un contour radicalement nouveau sur la carte théâtrale.

L'accent est mis sur l'écriture contemporaine, la création, la transmission. Les deux tiers du budget de six millions de francs passent "dans l'artistique", grâce à une petite structure de huit permanents. Et le théâtre manifeste un engagement à la hauteur des attentes d'une ville en souffrance, de son économie, de son esprit. Breton d'origine, ÉRIC VIGNER se sent en pleine harmonie avec la mentalité celte, "sa perception de l'invisible, inscrite dans la mémoire collective, et l'utopie comme une donnée qui permet de se dépasser".

C'est un parcours atypique, via un Capes d'arts plastiques à Rennes, qui le conduit au Conservatoire d'art dramatique à Paris, à l'âge de vingt-cinq ans. En 1986, il assiste Brigitte Jaques dans la mise en scène d'Elvire Jouvet 40: "Avec Jouvet, j'étais à l'école du sentiment. Ça m'est resté."

En 1991, il fonde sa compagnie, Suzanne M., et monte La Maison d'os sur trois étages d'une usine désaffectée, afin que "le public soit dedans et pas devant". La pièce sera reprise par le Festival d'automne.

Son "engagement poétique et politique" se reconnaît dans Roland Dubillard. Avec lui, ÉRIC VIGNER peut opérer dans la "connaissance directe, l'invisible, le senti" et défendre l'idée de circuit court (et de court-circuit) vers le poétique, sans marche-pied livresque. Au passage, le metteur en scène s'élève contre "l'imposture" que représenterait, selon lui, l'exigence d'une culture particulière pour accéder à la création contemporaine et s'emporte contre ceux pour qui "la fable est la moindre des choses, alors qu'elle est peut-être au centre du monde".

"LA FORCE EST EN PROVINCE"

Vient le temps de la rencontre - "fondamentale" - avec Marguerite Duras. En 1993, dans un cinéma désaffecté de la banlieue brestoise, il adapte La Pluie d'été. Encore une fois, il y insiste : "Ce qui m'intéresse, c'est le cœur." Après avoir vu son travail (qui sera représenté une centaine de fois), la romancière, enthousiaste, lui offre un texte de son choix. La réponse est prête : Hiroshima mon amour. Secrètement, le scénario s'est imposé avec la découverte de Lorient, à cause de l'Orient bien sûr et du commerce avec les Indes, à cause de la base de sous-marins allemande, des bombardements américains, de cette mémoire restée là, enfouie dans le prolongement du bassin à flot, et du silence étrange qui continue d'en émaner. "Tout est juste", s'enthousiasme-t-il, mais en attendant de pouvoir le monter, c'est à La Douleur (avec Anne Brochet) qu'il travaille pour cet été.

Chaque année, il aura créé un spectacle au CDDB (L'Illusion comique en 1996, Brancusi contre Etats-Unis en 1997, Toi cour, moi jardin, d'après Jacques Rebotier, et MARION DE LORME en 1998). Ce qui lui importe, "c'est de croire en l'objet d'art et d'ensemencer".

En trois verbes : découvrir, produire, accompagner, il remet partie de son propre avenir dans la jeune création. Déjà, il y a eu Débrayage, de Rémi de Vos, et Soir de fête, d'lrina Dalle, en 1996 ; Combat de nègre et de chiens, mis en scène par Anita Picchiarini, et Le Colonel des zouaves, d'Olivier Cadiot, mis en scène par Ludovic Lagarde en 1997 (pièce programmée au Théâtre de la Colline, à Paris, pour mai 1999); Du désavantage du vent, d'Eric Ruf, et De Lorient à Pondichéry, de Christiane Véricel, en 1998. Rémi de Vos, Irina Dalle et Eric Ruf auront réalisé leur première mise en scène à Lorient. Travailler avec le CDDB, c'est rester deux mois en résidence et "préparer les gens au spectacle".

Du désavantage du vent a rassemblé 1 500 spectateurs en six représentations, dans une ville de 65 000 habitants, et Soir de tête fait l'ouverture du Théâtre Gérard-Philipe de Saint-Denis en janvier 1998 : "Cela montre, estime Eric Vigner, que la force est en province actuellement"

"LE SPECTATEUR AU CENTRE"

Il a pris le parti des aventures, des rencontres et du partage pourvu qu'ils soient "en direction de l'avenir". L'année 1999 devrait voir une révolution à la tête du CDDB dans la réunion de trois jeunes "hussards" de la mise en scène sous l'appellation des "NRV" (pour Nauzyciel, Ruf et Vigner). Avec l'idée de travailler à trois, dans l'égalité, dans le mélange des acteurs (déjà commencé), la communauté de pensée et la différence des identités. Leurs travaux respectifs devraient être présentés au prochain Festival d'Avignon.

Ainsi, ÉRIC VIGNER se pose-t-il à l'avant-vague de ces refondateurs "qui ont commencé d'irriguer un réseau théâtral qui s'était sclérosé". Il tempête, de sa voix douce : "Il existe une force inouïe, étouffée par une forme de pensée unique, dans un consensus de vingt ans. Les Centres dramatiques doivent être des laboratoires de forme travaillant sur le long terme, sur le fond. On est là pour créer des liens. On est juste des passeurs. Il faut cette humilité, tout le contraire de la vision romantique de l'artiste. Le théâtre doit mettre le spectateur au centre. C'est en ce sens que l'acte théâtral devrait être un acte gratuit : on n'attend rien en échange."