Midi Libre · 24 février 1996 · L’ILLUSION COMIQUE

Midi Libre · 24 février 1996 · L’ILLUSION COMIQUE
Entre tragédie et comédie, baroque et classique, un elixir de théâtre
Presse régionale
Critique
Gérard Mayen
24 Fév 1996
Midi Libre
Langue: Français
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Midi Libre

24 février 1996 · Gérard MAYEN

Corneille miroitant

Entre tragédie et comédie, baroque et classique, un elixir de théâtre

Corneille enchanteur. Il fallait y penser. Précédant juste Le Cid, L'illusion comique est une pièce charnière, pour l'entrée dans la maturité ; elle folâtre encore du côté de la comédie, tout en débouchant sur la scansion d'une tragédie, pivotant comme un "caprice". Invité par le Théâtre des Treize Vents, le jeune metteur en scène Éric Vigner a monté cette pièce au moment de prendre récemment les rênes d'un Centre dramatique (celui de Lorient). C'est dire qu'on est en droit d'y guetter une sorte de manifeste.

L'illusion comique, où le théâtre naît et se déploie au sein du théâtre. Enchantements; renversements. Ou l'art de "simuler les choses vraies". Au début, le bourgeois Pridamant se désole de rester depuis une éternité sans nouvelle de son fils Clindor, parti parce que lassé par sa sévérité. Qu'à cela ne tienne : le devin Alcandre a des sortilèges pour lui permettre de voir ce qu'il est advenu de ce fils. Là, il ne faudra pas moins de trois longs actes pour mettre en oeuvre les péripéties des amours, défis de la puissance, monstruosités de la jalousie, ascensions suivies de chutes ; les fréquentations de la folie, aussi. Bref, un destin, déroulé sur le mode de la comédie; débouchant pourtant sur un dernier acte en forme de tragédie.

"Wilsonien"

Corneille soulignait lui-même les bizarreries de construction de cet objet théâtral, dont le spectateur ne saisit pas forcément toutes les situations, il faut l'avouer. Dans une ultime pirouette, le malheureux père est effondré d'apprendre la mort de son fils : en fait décédé seulement sur un plateau. Car ce fils est comédien, ce qui n'est pas mince sujet d'interrogation pour autant.

Tout comme il y a quelque chose de shakespearien dans cette magie un peu folle d'un destin cornélien, on peut capter quelque chose de "wilsonien" dans l'esthétique d'Éric Vigner : son Illusion comique est une installation plastique tirant vers l'immatérialité. Non sans ivresse. Nu à part ça, le plateau est haché de paravents de verre. De là naît un infini miroitement, une diffraction, avec des effets envoûtants d'apparitions, disparitions, démultiplications. Là, allez cerner ce que sont les contours des âmes... Magnifique ! La musique d'un quatuor, présent mais dissimulé aux regards, rajoute à l'étrangeté légère.

Jamais banal

La langue, d'une élégance insensée, prend le temps d'être dite et entendue, comme il sied à une conversation, sans esquiver des drôleries et dérisions, que l'intrigue recèle aussi. D'un air de rien, les acteurs se coltinent ce texte sans se protéger : et il n'est pas un rôle, pas un instant pour paraître banal ou moins intéressant (chauvin comme en est, on a quand même guetté particulièrement la Montpelliéraine de l'étape, Cécile Garcia-Fogel, étonnante d'accomplissement, après qu'on l'ait vue se battre à mains nues dans un Henry VI rustique au Printemps des Comédiens).

Cette mise en scène est celle de la fluidité, jouant - à l'image des cordes d'un instrument - sur les lignes de tension qui vont de l'instant à la durée, de la simplicité à la grande langue, de l'acteur à la troupe, de la fantaisie à la gravité, de la blague à la poésie. Se jouant aussi des transitions de la comédie à la tragédie; comme du baroque au classique

Alors que Jacques Nichet s'apprête à quitter Montpellier, on se prend à tirer des débuts de bilan. Des fois on s'énerve qu'il n'ait pas su y pousser plus fort les marques politico-médiatiques de l'art théâtral. Mais lorsqu'on entend les applaudissements à la fin de L'illusion comique - un spectacle toute de même pas évident - on mesure le travail accompli : car sans tapage, ces applaudissements sonnaient résolus, dans la conviction d'avoir accédé au plaisir lumineux de l'intelligence.