Commentaire Stéphane Patrice · Français · IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS

Commentaire Stéphane Patrice · Français · IN THE SOLITUDE OF COTTON FIELDS
De BMK à MLK, et du français à l’anglais, ÉRIC VIGNER met en œuvre et en voix un théâtre d’art...
Commentaire & étude
Stéphane Patrice
2008
Langue: Français
Tous droits réservés

Text by STÉPHANE PATRICE,

Author of Koltès Subversif,
Descartes & Cie, Paris, 2008.

Le metteur en scène ÉRIC VIGNER, directeur du CDDB-Théâtre de Lorient-Centre Dramatique national (France), met en scène, au Seven Stages Theater d’Atlanta (USA), Dans la Solitude des Champs de coton de BERNARD-MARIE KOLTÈS, 40 ans après l’assassinat de Martin Luther King (4 avril 1968).
De BMK à MLK, et du français à l’anglais, ÉRIC VIGNER met en œuvre et en voix un théâtre d’art, sensible au lieu et au texte, à la sensibilité du texte, et aux sens des lieux de la création (Atlanta) et du titre du texte (la solitude, les champs de coton).

Au service du texte et des publics, la mise en scène de VIGNER épure l’espace pour épouser l’histoire, les histoires, celle de BMK ou de MLK, et faire de la scène un monde (teatrum mundi), une mise en question du monde et des frontières entre les individus et entre les populations, frontières persistantes, après l’obtention des droits civils, la fin de la ségrégation ou de l’apartheid, au sein des Etats-Unis comme au sein de la mondialisation.
Avec Dans la Solitude des champs de coton, VIGNER rend sensible différentes formes de discriminations : non seulement la violence dans le monde, mais également la violence du monde.

Dans La Solitude des champs de coton commence avec la prise de parole du Dealer, la suspicion quant à l’autre homme qui, passant devant lui, se place comme Client à la recherche de la satisfaction d’un désir illicite à l’heure “des rapports sauvages entre les hommes et les animaux”. Le Dealer exacerbe l’étrangeté de la rencontre en jouant de toute sa verve sans dissimuler son hypocrisie ; il joue à l’extrême la civilité rusée du commerçant qui s’appuie sur la symbolique religieuse d’une communauté d’amour et d’humilité, reléguant la nature dans la sauvagerie et la violence, “laissant tout en bas dans la rue l’animal et l’homme tirer sur leurs laisses et se montrer sauvagement les dents”. Dès lors, le deal n’est pas extérieur à la société ; traversé par le jeu des conventions et de l’artifice, il est lui-même un signe de cette société qui départage le licite et l’illicite de manière faussement arbitraire, comme le naturel et le conventionnel, pour mieux permettre la prolongation du commerce, “à n’importe quelle heure du jour et de la nuit, indépendamment des heures d’ouverture réglementaires des lieux de commerce homologués, mais plutôt aux heures de fermeture de ceux-ci”.

Si KOLTÈS s’attache, au début du texte, à définir le deal, il laisse aux lecteurs, metteurs en scène, spectateurs et critiques, le soin de questionner l’objet du deal. Après la drogue et la drague, le plaisir et le désir, le deal de Dans la Solitude des champs de coton peut être envisagé comme fuite ou fugue, au sens musical : deux hommes désirent la reconnaissance et se croisent, et se désirent... Ce désir de reconnaissance est donc histoire de la reconnaissance du désir, non seulement d’un jeu du désir mais du désir en jeu, non d’une psychologie du désir ou du sentiment mais d’un désir comme enjeu théâtral, musical et politique.

KOLTÈS refusait les interprétations sentimentales : “Là, Dans la solitude..., on vous branche tout de suite sur une histoire de pédés. Alors je me dis : quand est-ce qu’on m’épargnera à la fois le désir et l’amour, au sens le plus banal du terme ? Non, non, il y a d’autres choses, et beaucoup plus les autres choses que ça”. Comme les scènes de Quai Ouest, celles de Dans la Solitude des champs de coton ne doivent être interprétées comme des scènes d’amour. “Ce sont, disait KOLTÈS, des scènes de commerce, d’échange et de trafic (...). Il n’y a pas de tendresse dans le commerce, et il ne faut pas en rajouter là où il n’y en a pas (...). L’amour, la passion, la tendresse (...) à vouloir trop s’en occuper on les rapetisse et on les ridiculise toujours” .

Aussi, faut-il comprendre que le désir au cœur du deal investit le champ social lui-même dans ses déterminations économiques, politiques, historiques, ethniques, culturelles. Dans la Solitude des champs de coton ne cesse de délirer l’Histoire, les peuples, les colonies, l’économie, les cultures. “Le choix du lieu, disait KOLTÈS pour justifier son titre, peut être associé au travail des Noirs du temps de l’esclavage”. En 1978, KOLTÈS écrivait : “Quand et où naîtra un Lénine pour désigner l’ennemi, et donner confiance en sa force à la masse exploitée et habituée à l’exploitation depuis le commerce des esclaves ?” L’esclavage noir dans les cotonneries d’Amérique a inspiré un dramaturge français séduit par l’Afrique pour stigmatiser la persistance des inégalités et de l’exploitation.

Avec KOLTÈS et VIGNER, l’épreuve du désir traverse donc les continents, les luttes politiques et le corps social. Le dialogue entre le Dealer et le Client est alors également un corps à corps ; cette dispute est aussi un combat où le verbe et le corps s’affrontent et se confondent sur fond de deal qui résonne comme une critique non des commerces illégaux, mais du règne du commerce, des échanges officiels, réglementaires, homologués, et du partage entre le licite et l’illicite : la légalité du marché et ce qu’il réprime pour mieux pouvoir fonctionner.

Lorsque le Marché se substitue à “l’être-ensemble”, lorsque l’économie prend le pas sur le politique, les relations humaines se distendent, s’énervent et se jalousent ; les relations familiales s’altèrent, le dialogue entre générations s’amenuise, les frères ne sont plus des frères et il n’y a plus d’amis. Ne restent alors que des belles-âmes et des marchandises, des guerriers affaiblis, des caricatures, des esclaves car tout est à vendre et tout est à acheter. “Deux hommes qui se croisent, écrit KOLTÈS, n’ont pas d’autres choix que de se frapper avec la violence de l’ennemi ou la douceur de la fraternité” – déclaration retentissante qui perce et crève le texte pour renvoyer lecteurs et spectateurs à leurs propres expériences de solitude et à leur malaise dans la culture. “Mes personnages (...) ont envie de vivre et en sont empêchés, dit KOLTÈS ; ce sont des êtres qui cognent contre les murs. Les bagarres justement permettent de voir dans quelles limites on se trouve, par quels obstacles la vie se voit cernée. On est confronté à des obstacles – c’est cela que raconte le théâtre. ”

Le Client et le Dealer ne sont pas des marginaux, ni des êtres d’exception. Ils sont ces êtres de langage qu’ÉRIC VIGNER donne à entendre et à voir pour faire résonner le grondement de la bataille, et donner raison à l’ultime réplique de Dans la Solitude des champs de coton : “Alors, quelle arme?”